Le 11 mai, on nous le serine depuis des jours et des jours, « c’est le grand jour ». Pas un jour sans un « J moins 5 », « J moins 4 », « J moins 3 », éructé par les postillonneurs de l’information. Ils préviennent en faisant les gros yeux « que attention il ne faut pas prendre ce 11 mai tout à fait pour le grand jour » puis avec ce faux air complice salement sympa « que ça l’est tout de même quand même ». Une crapule cravatée assure même qu’il s’agit « d’une bouffée d’oxygène pour l’économie ». Confirmation qu’on n’a pas changé de monde, c’est toujours l’économie qui a besoin d’oxygène, pas les êtres. Le 11 mai ? De quel égrotant esprit est sortie cette date ? De quelle frime ? On l’oublie presque. Alors sur l’écran plat devenu notre seule ligne d’horizon, on s’excite, on prévoit des apéros, des fêtes. Mais que fêter le 11 mai ? Les milliers de morts victimes de l’ahurissant appauvrissement des systèmes de santé ? La reprise pour un monde d’après taillé dans les recettes du monde d’avant mais en pire (et qu’en plus il faudrait faire un effort pour y parvenir) ? La tranquille infantilisation, le doux abêtissement d’un grand camp de vacances très contrôlé où pour passer le temps on se lance des « défis », oh pas des défis pour envoyer un tigre dans la cour de l’Elysée ou élaborer la plus belle barricade, non, des petits machins narcissiques, au mieux nostalgiques ? L’assurance de moins de plaisir, plus de flics ? L’aplatissement de toute créativité à la seule taille d’un écran ? Les chagrins qui ne peuvent plus être partagés ? L’oubli du reste du monde, de ses violences, de ses douleurs ? La parade indécente des médicastres de la politique, des élus électoralistes et leurs interminables et si morbides laïus assortis de plans au mieux cafouilleurs sinon despotiques ?
De ces crâneurs et leurs impayables
porte-paroles, il existe un champion : le régent. Et pour faire son
intelligent, le 6 mai, il s’adressait au "monde de la culture" qui, paraît-il, attendait
ce moment avec impatience. On redoutait tout de même l’ennui des plates
interventions robotiques dont il est coutumier et on ne fut pas déçu. Ce fut un
grand show fascinant à force de recourir aux plus grossières ficelles de
l’artifice. Un équivalent théâtral d’une représentation de Florence
Foster Jenkins privée de ses charmes amateurs. Panoplie d’automate au
garage, attention on est dans le monde « culturel », allure faussement
cool, ton platement copain, godichonnes gesticulations. À la droite de cet
auto-fantasmé petit père de la nation, le ministre de la culture, dernier
modèle avant les soldes, dans un rôle de stagiaire secrétaire empoté qui prend
des notes, coi devant celui qui lui a chapardé
les miettes de son rôle. Tout cela aurait pu faire un ridicule film muet, mais voilà c’est un
parlant et le texte est à la hauteur du reste. Voulant peut-être faire dans la
métaphore post maoïste – ça eut fait chic devant des intellectuels - le régent fait
une sortie de route en évoquant (sans prendre la mesure de l’involontaire accident)
Julius Evola, philosophe fasciste, auteur de Chevaucher le tigre, missel d’une nouvelle pensée d’extrême droite.
« On rentre dans une période où on doit
en quelque sorte enfourcher le tigre, et donc le domestiquer. Il ne va pas
disparaître le tigre, il sera là. Et la peur sera là dans la société. Le seul
moyen que le tigre ne nous dévore pas, c’est de l’enfourcher. » Dans les
années 30, Evola invitait Mussolini à transformer l'Italie en « nation de guerriers ». Invitation à traverser la rue à dos de
tigre pour rejoindre « ces gaulois
réfractaires » « qui ne sont
rien » ? Intéressant d’imaginer le tutoriel de notre Clémenceau
d’opérette monté sur l’animal réel, mais le régent n’a même pas Louis Rapière
comme beau-frère pour se parfumer à la dynamite. Pensait-il peut-être à un
modèle de félin en papier, papier dont on fera un jour les masques manquants,
jugées inutiles puis obligatoires ?
Autre grand moment, c’est la vague citation de
Simon Leys citant G.K. Chesterton citant
Robinson Crusoe de Daniel Defoe. Ça en fait des rues à traverser pour parvenir
au naufragé. Feignant une inspiration soudaine, les mains derrière la nuque, le
régent lance un « Quand
Robinson part, il ne part pas avec des idées de poésie. Il va dans la cale
chercher ce qui lui permet de survivre. Du fromage. Du jambon. Des trucs
concrets. » Des trucs concrets, pas de la poésie, vous avez compris !
Sauf que la citation de Leys est celle-ci : « Ainsi, pour Chesterton, l'un des plus grands poèmes jamais écrits se
trouve dans Robinson Crusoé : cette liste de toutes les choses que
Robinson réussit à sauver du naufrage de son navire: "deux fusils, une
hache, trois sabres, une scie, trois fromages de Hollande, cinq pièces de
viande de chèvre séchée..." La poésie
est notre lien vital avec le monde extérieur, la ligne de sécurité dont dépend notre
survie même et, en certaines circonstances, le dernier rempart de notre santé
mentale. » . Bon dans la chèvre tout est bon, même le cochon. À
condition qu’il ne soit pas trop vieux car le régent « pense en particulier
aux créateurs de moins de 30 ans ».
Au milieu de ces impressionnantes considérations
philosophiques, il y eut quelques promesses concrètes, telle celle sur l’année
blanche des titulaires du régime de l’intermittence et que les droits « soient
prolongés d'une année au-delà des six mois où leur activité aura été impossible
ou très dégradée. » soit jusqu'à fin août 2021, et « l'exonération
des cotisations pour quatre mois. ». Deux mesures minimales qui restent
fort imprécises selon les spécialistes - et auraient dû être prises dès le 14
mars et faire l’objet d’un simple communiqué, pas d’un triomphalisme napoléonien.
Nota
bene : il y a des artistes et techniciens titulaires du régime de l’intermittence
du spectacle. Leur métier n’est pas d’être « intermittent » comme
communément admis (parfois, sans prendre gare, par eux-mêmes) comme celui des
artisans ou des ouvriers n’est pas celui d’être « assuré social ». Le
langage mérite ses précautions. [1]
Mais
de toutes les façons, ajoute le régent goguenard, ces mesures n’auront peut-être
« même pas besoin d’être appliquées » puisque grâce à de nouvelles
activités financées par l’état on va « réinventer d'autres formes de
colonies de vacances apprenantes et culturelles. ». Et voilà la nouvelle « utopie »
qu’on va « réaliser ensemble » : l’art à l’école, une idée bien
neuve. La tarte à la crème de la « réinvention », mot brandi à tout
bout de champ pour dire qu’on ne sait pas trop quoi faire ou pour habiller de
petites réformes bouffe.
C’est insultant pour celles et ceux qui apprécient
depuis longtemps de confronter leur expression aux écoliers, aux prisonniers, aux
malades, aux vieillards. C’est également insultant pour les autres qui pensent que
ni la rage, ni l’insoumission, ni l’amour n’ont de mode d’emploi à dicter. Insultant aussi
quant on a ni envie, ni disposition, ni connaissance, pour que le champ de sa pratique et sa vision soit déplacé –
réduit - de force ? Insultant encore pour les enseignants et enseignantes
qui consacrent leur vie à ces tâches. Cela fait déjà un moment que l’on nous
bassine avec « L’action culturelle » au point de la transformer en « animation
culturelle » puis en animation tout court, comme devant les rayons de
supermarchés ou des épiceries de luxe.
Alors certes, collaboration involontaire, l’emportement des « réseaux
sociaux » a prêté le flanc en devançant l’appel « joyeuses colonies
de vacances ». Quelle imagination de fertile déflagration faut-il pour
imaginer (et le régent en a encore fait proposition) « un concert sans public » ?
Pourquoi pas un concert sans musique ? Tiens c’est une idée ! Soyons
modernes, entreprenants, il reste encore tant à détruire.
Le fromage coule chez notre naufragé de salon
navigant depuis trop longtemps dans les eaux usées du langage. Dans les hôpitaux
les gens meurent et le voilà, sans honte, qui fait l’intéressant devant les
artistes. Artistes qu’il imagine représenter le monde « culturel » en
négligeant d’oubli cruel – le régent a ses valeurs - une part fort conséquente
de ce monde : les non « intermittents », les accompagnateurs,
les travailleurs de l’ombre et bien d’autres encore sans qui aucune lumière ne
peut prendre éclat. La veille le régent faisait le zouave engoncé, masqué et démasqué,
devant des enfants d’une école pas très fan de ses blagues et conseils faites-ce-que-je-dis-pas-ce-que-je-fais.
Le 11 mai est une date de "libération" fabriquée par le régent-comédien,
le même qui le 6 mars prévenait que « si
on prend des mesures qui sont très contraignantes, ce n'est pas tenable dans la
durée » avant de se rendre au théâtre en prétextant que « malgré le coronavirus, la vie continuait. » Le 11 mai donc, l’épidémie
est invitée à rejoindre toute autre épidémie visant corps ou esprits pour un
retour à la misère « normale » empirée de nouvelles privations, nouveaux
abattements loin de logiques curatives, toujours un peu plus totalitaires. Et là encore, défenses et
bon soins libérateurs seront nécessaires. Puissent la force de nos expressions,
de nos enfances, refuser toute
domesticité et aider à mettre fin à un cauchemar où les apprentyrans disputent
la vedette aux virus assassins.
[1] Sans vouloir ternir
l’enthousiasme voulant que ces mesures aient été obtenues grâce à une pétition
réunissant 200 000 signatures assimilée à une « lutte », il est
probable que ce soit davantage l’adresse directe de quelques stars au régent
qui les ait « permises » .
.
8 commentaires:
Sortie de route ? Pas sûr… S'agissant de "chevaucher le tigre", l'expression ne serait pas venue naturellement à tout un chacun. Il fallait la connaitre, donc en connaitre la référence, et sans doute, dans ce cas, choisir éventuellement de ne pas s'y référer, justement. Là se trouve, sans doute, l'acte manqué, dans cet exercice de gesticulation imbécile, tellement méprisant, et donc d'une brutalité insensée.
En tous cas, merci, Jean, pour ce texte (et pour les autres).
Merci Jean !
C'est courageux d'avoir osé subir ce lamentable spectacle.
Alors encore merci pour ce résumé circonstancié ;-)
Jean, je t aime! Tu n aurais pas pu dire plus justement ce que je pense, et peut être plus encore. Merci!
Hey ! comme Julia je dit !
Merci
"Florence Foster Jenkins privée de ses charmes amateurs"
pas mal :-)
Tout cela est admirablement synthétisé. Votre paragraphe sur Simon Leys, en particulier, et sur le contresens absolu commis sur ses propos par l'autre abruti mystique de marché, est savoureux. Merci pour ça.
Philippe Carles
Plutôt déconfit que déconfiné, la référence à Florence Foster Jenkins m'a ramené à une bouffée d'anamnèse : un documentaire radiophonique, entendu lors d'une soirée algéroise,
où voisinaient la terrible épouse de Frank Thornton (tiens, comme le très regretté Clifford !) Jenkins, John Coltrane (que je découvrais) et des échos new-yorkais signés George Russell (Manhattan, 1958). A suivre évidemment. Merci Jean.
Merci Jean
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