En trois poèmes, l'un pour Durruti et les jours collectifs du Barcelone de 1936 (Testament de Durruti de Lucia Sanchez Saornil), le second pour Abel Paz à la requête de Diego Camacho (La chanson du pirate du romantique José de Espronceda) et l'autre pour les perpétuels oubliés victimes des brutalités policières (Romance de la Garde Civile Espagnole de Federico Garcia Lorca), Violeta Ferrer a, avec une émotion difficile à contenir, partagé cette idée commune des êtres bouleversés par l'histoire et habités par ce caractère urgent de la nécessité d'être, si bien exprimée par Abel Paz (Diego Camacho) dans le film de Frédéric Goldbronn Diego, projeté pour cette chaleureuse soirée du 28 Mai aux Ateliers Varan dédiée à cet anarchiste espagnol. Violeta Ferrer et Abel Paz ont été enfants en même temps. Auparavant et comme un lien fort défiant le temps qui passe, Marc Tomsin a lu le texte nécessaire de Valeria Giacomoni, jeune italienne installée à Barcelone ayant partagé beaucoup avec l'auteur de Buenaventuta Durruti, un anarchiste espagnol (ouvrage qui inspira bien des gens ainsi qu'un disque et le beau film de Jean-Louis Comolli, aussi présent ce soir-là).
"DIEGO, par Valeria Giacomoni
Lorsque quelqu’un comme Diego s’en va, le deuil se transforme vite en une énergie nouvelle : tous nos rapports aux autres sont remis en cause, nous tous qui l’avons côtoyé sommes poussés à faire un pas en avant. C’est maintenant à notre tour… « Barcelone ne sera plus la même » me dit un camarade italien après avoir appris la nouvelle. C’est un morceau d’histoire qui disparaît et bien autre chose aussi ; un ami et un exemple d’anarchisme vivant qu’il est si difficile de rencontrer aujourd’hui. Et si je dis anarchisme vivant, ce n’est pas seulement parce qu’il était devenu un des rares acteurs de la guerre civile espagnole encore en vie qui n’oubliait pas ce qu’elle avait signifié, mais c’est aussi parce qu’il avait continué à vivre en cohérence avec ses idéaux. Diego a vu un autre monde. Il l’a vu naître et mourir. Il a alors consacré sa vie à lutter pour lui, défiant la répression dans un premier temps, puis, dans un second temps, s’employant à maintenir en vie la mémoire de ce qui fut pour qu’elle ne se perde pas dans le néant. Ces derniers temps, il parlait souvent de « cette Espagne-ci que je veux oublier », de la façon dont la mémoire officielle parvient à reconstruire l’histoire de la guerre civile sans citer la CNT, comme s’il ne s’était agi que d’un affrontement entre « rouges » et franquistes, en oubliant qu’elle avait été aussi une révolution sociale grâce à la volonté d’émancipation du peuple puisée dans la diffusion des idées anarchistes. « Comment peut-on raconter l’histoire sans nommer les protagonistes ? » se demandait Diego. De là sa passion de l’écriture, son besoin de laisser un témoignage sur ce qu’il avait vécu, de s’opposer à la distorsion de l’histoire, de la sienne à tout le moins. Et je pense qu’écrire était aussi une manière de « tout déballer » et de ne pas rester attaché au passé : ouvrir aux autres nos propres souvenirs permet non seulement de se souvenir mais aussi de vivre le présent en fonction de notre expérience. C’est ce que l’amitié de Diego m’a transmis de meilleur : l’anarchisme est une manière de vivre, une attitude face à la vie ; nous ne pouvons pas seulement parler d’histoire et de ce qui a été ; à tout moment, avec nos moyens modestes, nous pouvons faire quelque chose pour améliorer le monde dans lequel nous vivons. C’est pourquoi tout ce qui lui était extérieur l’intéressait, et il me questionnait sur ma propre vie, non seulement sur mon engagement politique ou historique mais aussi sur mes relations avec les autres, avec ma famille, avec l’argent, sur mes amours, le travail… « Il est important que tout se développe harmonieusement, de façon équilibrée. Nous ne pouvons pas espérer que le monde change et il me semble clair qu’aucun mouvement ni aucun collectif n’aura la force de faire que les choses aillent autrement. Le premier pas consiste à développer une conscience individuelle, à vivre de façon cohérente ; chaque choix dans notre vie est politique, au-delà de notre engagement dans la recherche de l’idéal et dans la lutte. » Ainsi, après avoir transporté dans toute l’Espagne, en Europe et même au Japon son expérience et sa façon d’être, Diego se retira dans son appartement dont il fit un espace où chacun se sentait chez soi. Il recevait la visite de camarades du monde entier qui venaient chercher chez lui quelque chose qui n’existe plus : vivre pour un idéal, constater que l’anarchisme est une attitude face à la vie et que la lutte continue, même depuis son propre fauteuil, pour transmettre aux autres écrits, nature profonde et expérience vécue. Il prêtait les chambres à condition de respecter les règles de la vie collective et de l’aider un peu dans sa vie quotidienne. Il était au courant de toutes les activités du mouvement libertaire à Barcelone et en Europe grâce à nous tous, ses amis, qui lui rendions visite et lui parlions des conférences organisées, des participants, des sujets évoqués… Il n’avait plus envie de sortir de chez lui, en partie parce qu’il avait du mal à se déplacer, mais aussi parce qu’il ne voulait plus voir « toute la merde qui est dehors ». Il disait que ce monde n’était plus le sien, ce monde de relations hypocrites, du culte de l’argent, de la politique en tant que lutte de quelques-uns pour le pouvoir et non plus du choix de vie de tous. Ce monde n’était pas celui pour lequel il avait lutté et comme témoin « d’une autre façon de vivre » il n’avait plus rien à dire. Les médias ne tenaient pas à rappeler cet épisode de l’histoire d’Espagne et donc ils ne publiaient plus ses articles. Ces derniers temps, il était fatigué et disait volontiers qu’il était mort ; je riais et le rassurais en lui faisant remarquer que la mala leche (la férocité) qu’il manifestait dans ses propos démontrait clairement qu’il était bien vivant… Il nuançait en affirmant qu’il se disait mort parce que les autres le considéraient comme tel et qu’ils attendaient sa mort réelle pour lui rendre hommage et l’enterrer définitivement. Par contre, il a clairement démontré à tous ceux qui l’ont connu ces dernières années qu’il est possible de continuer à lutter. Chaque fois que j’allais le voir chez lui, je sortais plus heureuse qu’à mon arrivée. C’est cette révolution-là qu’il nous a chargés de réaliser.
Ciao Diego."
"DIEGO, par Valeria Giacomoni
Lorsque quelqu’un comme Diego s’en va, le deuil se transforme vite en une énergie nouvelle : tous nos rapports aux autres sont remis en cause, nous tous qui l’avons côtoyé sommes poussés à faire un pas en avant. C’est maintenant à notre tour… « Barcelone ne sera plus la même » me dit un camarade italien après avoir appris la nouvelle. C’est un morceau d’histoire qui disparaît et bien autre chose aussi ; un ami et un exemple d’anarchisme vivant qu’il est si difficile de rencontrer aujourd’hui. Et si je dis anarchisme vivant, ce n’est pas seulement parce qu’il était devenu un des rares acteurs de la guerre civile espagnole encore en vie qui n’oubliait pas ce qu’elle avait signifié, mais c’est aussi parce qu’il avait continué à vivre en cohérence avec ses idéaux. Diego a vu un autre monde. Il l’a vu naître et mourir. Il a alors consacré sa vie à lutter pour lui, défiant la répression dans un premier temps, puis, dans un second temps, s’employant à maintenir en vie la mémoire de ce qui fut pour qu’elle ne se perde pas dans le néant. Ces derniers temps, il parlait souvent de « cette Espagne-ci que je veux oublier », de la façon dont la mémoire officielle parvient à reconstruire l’histoire de la guerre civile sans citer la CNT, comme s’il ne s’était agi que d’un affrontement entre « rouges » et franquistes, en oubliant qu’elle avait été aussi une révolution sociale grâce à la volonté d’émancipation du peuple puisée dans la diffusion des idées anarchistes. « Comment peut-on raconter l’histoire sans nommer les protagonistes ? » se demandait Diego. De là sa passion de l’écriture, son besoin de laisser un témoignage sur ce qu’il avait vécu, de s’opposer à la distorsion de l’histoire, de la sienne à tout le moins. Et je pense qu’écrire était aussi une manière de « tout déballer » et de ne pas rester attaché au passé : ouvrir aux autres nos propres souvenirs permet non seulement de se souvenir mais aussi de vivre le présent en fonction de notre expérience. C’est ce que l’amitié de Diego m’a transmis de meilleur : l’anarchisme est une manière de vivre, une attitude face à la vie ; nous ne pouvons pas seulement parler d’histoire et de ce qui a été ; à tout moment, avec nos moyens modestes, nous pouvons faire quelque chose pour améliorer le monde dans lequel nous vivons. C’est pourquoi tout ce qui lui était extérieur l’intéressait, et il me questionnait sur ma propre vie, non seulement sur mon engagement politique ou historique mais aussi sur mes relations avec les autres, avec ma famille, avec l’argent, sur mes amours, le travail… « Il est important que tout se développe harmonieusement, de façon équilibrée. Nous ne pouvons pas espérer que le monde change et il me semble clair qu’aucun mouvement ni aucun collectif n’aura la force de faire que les choses aillent autrement. Le premier pas consiste à développer une conscience individuelle, à vivre de façon cohérente ; chaque choix dans notre vie est politique, au-delà de notre engagement dans la recherche de l’idéal et dans la lutte. » Ainsi, après avoir transporté dans toute l’Espagne, en Europe et même au Japon son expérience et sa façon d’être, Diego se retira dans son appartement dont il fit un espace où chacun se sentait chez soi. Il recevait la visite de camarades du monde entier qui venaient chercher chez lui quelque chose qui n’existe plus : vivre pour un idéal, constater que l’anarchisme est une attitude face à la vie et que la lutte continue, même depuis son propre fauteuil, pour transmettre aux autres écrits, nature profonde et expérience vécue. Il prêtait les chambres à condition de respecter les règles de la vie collective et de l’aider un peu dans sa vie quotidienne. Il était au courant de toutes les activités du mouvement libertaire à Barcelone et en Europe grâce à nous tous, ses amis, qui lui rendions visite et lui parlions des conférences organisées, des participants, des sujets évoqués… Il n’avait plus envie de sortir de chez lui, en partie parce qu’il avait du mal à se déplacer, mais aussi parce qu’il ne voulait plus voir « toute la merde qui est dehors ». Il disait que ce monde n’était plus le sien, ce monde de relations hypocrites, du culte de l’argent, de la politique en tant que lutte de quelques-uns pour le pouvoir et non plus du choix de vie de tous. Ce monde n’était pas celui pour lequel il avait lutté et comme témoin « d’une autre façon de vivre » il n’avait plus rien à dire. Les médias ne tenaient pas à rappeler cet épisode de l’histoire d’Espagne et donc ils ne publiaient plus ses articles. Ces derniers temps, il était fatigué et disait volontiers qu’il était mort ; je riais et le rassurais en lui faisant remarquer que la mala leche (la férocité) qu’il manifestait dans ses propos démontrait clairement qu’il était bien vivant… Il nuançait en affirmant qu’il se disait mort parce que les autres le considéraient comme tel et qu’ils attendaient sa mort réelle pour lui rendre hommage et l’enterrer définitivement. Par contre, il a clairement démontré à tous ceux qui l’ont connu ces dernières années qu’il est possible de continuer à lutter. Chaque fois que j’allais le voir chez lui, je sortais plus heureuse qu’à mon arrivée. C’est cette révolution-là qu’il nous a chargés de réaliser.
Ciao Diego."
Texte reproduit grâce à l'amabilité des éditions Rue des Cascades
minifilm : Z. Ulma
À lire : Ecoute petit de Marc Tomsin
2 commentaires:
Merci
Merci pour nous tous, leurs descendants physiques (sic) et spirituels
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