Port au Prince, Haïti, 12 janvier 2010, 16h53. Nous dînions lorsque la terre a tremblé. En tant que Californiens, nous savons ce que signifie une pièce prise de tremblements avec les assiettes glissant sur la table et les cadres tombant du mur. Nous nous sommes précipités à l’extérieur. Le bâtiment a néanmoins tenu bon, contrairement à la plupart à proximité.
Lorsque nous avons réalisé que nous étions sains et saufs, cela m’a pris un moment, un moment intense et profond à réaliser que j’étais dans une ville totalement sous équipée pour faire face à ce type de catastrophe. Port au Prince n’a ni système électrique municipale fiable, ni secours premiers, ni eau courante potable, ni code de construction et aucun plan d’urgence. Un instant, je me suis demandé si avec mes proches, nous survivrions.
Notre hôte haïtien, Jean Kernizan, est parti avec mon mari et ma fille pour évaluer les pertes. Ils sont revenus, témoins des cris et des pleurs sortant des décombres et de centaines de gens effrayés envahissant les rues.
Kernizan a laissé sa porte grande ouverte afin d’accueillir les blessés qui se précipitaient dans sa cour à la recherche de soins. J’étais effrayée d’être totalement submergée et impuissante devant cette multitude. Je n’avais pas plus que les éléments basiques dont dispose un simple voyageur dans un pays en voie de développement : serviettes désinfectantes, aspirine, antibiotiques, remèdes anti-coliques et antidouleurs. Distribuer ces maigres médicaments aux gens nécessiteux aurait été l’affaire de quelques minutes alors que nous ne savions pas combien de temps nous aurions à tenir là et ce dont nous aurions besoin.
J’ai demandé à notre hôte ce qu’il comptait faire. Il m’a répondu qu’il était impossible de faire entrer tout le monde. J’étais en même temps rassurée par son bon sens sans panique et déchirée par ce que ça signifiait d’exclure tant de gens dans le besoin. Nous avons passé la nuit dans la cour à apporter les premiers secours avec ce que nous avions sous la main : eau oxygénée, gaze, savon antibactérien et des attelles confectionnées à partir de morceaux de bois assemblées avec des chemises déchirées. Nous avons donné deux de mes Vicodins à des adultes souffrants ; j’ai gardé les autres. Tous étaient couverts de sang et nous n’avions pas de gants de caoutchouc. Les serviettes désinfectantes étaient d’usage rigoureux à intervalles réguliers. Kernizan s’est assuré que les gens soient nourris en gardant un minimum d’eau potable et de nourriture pour nous autres.
Les habitants auraient pu s’emparer de nos effets et prendre la direction des opérations, mais il n’y eut pas le moindre mouvement de la sorte. Les remerciements chaleureux fusaient au milieu du chagrin et du désespoir. Personne ne s’est aventuré dans la propriété de notre ami sans le solliciter. Ensuite il a demandé aux gens de quitter la cour car il nous fallait partir aussi. Ce qu’ils ont fait dans le silence avec dignité sans la moindre idée de ce que pourrait être leur futur. La dernière famille quittait les lieux emmenant un proche blessé sur une civière faite d’une porte.
Le lendemain, à la mi-journée, nous nous sommes rendus à l’évidence que l’aide extérieure n’arriverait pas de sitôt. Nous entassant dans un véhicule, nous avons pris la direction de l’Ambassade américaine. En chemin, un énorme embouteillage près d’une station service dévastée. Les civils, tous des hommes, hurlaient en essayant centimètre par centimètre de faire avancer les automobiles. Ces Haïtiens y sont parvenus sans le moindre dommage pour les voitures et les camions. Nous sommes arrivés à l’Ambassade américaine où s’était improvisée une clinique d’occasion.
Finalement, j’ai abandonné mes maigres réserves de remèdes au magasin commun. Dans la nuit, les militaires nous évacuaient.
J’avais gardé jusque là l’ultra nécessaire à la propre sûreté de ma famille. C’est sans doute ce que nous humains faisons. Et si j’avais pris le peu que les Haïtiens possédaient ? Et si j’avais pillé leurs maigres réserves de charbon de bois ou de mangues aperçues sur la route de l’aéroport ? Nous tomberions tous d’accord pour trouver ça méprisable.
Pourtant c’est bien ce que les Etats Unis d’Amérique, les Français et la complicité de l’élite haïtienne ont infligé aux habitants d’une île si proche de nos côtes. Nous avons tout d’abord bénéficié de leur travail d’esclave, essentiel pour le commerce triangulaire du sucre, des produits fabriqués à pas cher et du marché des esclaves même. Ensuite nous avons aidé les Français à faire respecter les « réparations » réprimant les rebellions d’esclaves ayant connu le succès que l’on sait. Réparations ? Est-ce que cela ne devrait pas signifier l’attribution sérieuse d’une compensation à la population noire premièrement réduite en esclavage ? Et bien non ! À grands coups de menaces de reconquête et d’embargo économique, les Français ont contraint les esclaves enfin libres a payer la valeur estimée de ce que leurs anciens propriétaires avaient perdu – leurs propres corps d’esclaves. 150 millions de francs or, avec comme agent collecteur pendant des décennies, l’Oncle Sam puisque la doctrine Monroe empêchait dès 1823, la colonisation européenne dans cette partie de l’hémisphère. S’y ajoutent les 21 milliards de dollars actuels avec 5% d’intérêts. Cet argent devrait être remboursé !
Les politiques néo-libérales américaines ont ruiné l’agriculture haïtienne au nom du libre-échange, obligeant par exemple Haïti à augmenter ses tarifs au nom d’une protection de ses cultivateurs. Conséquence directe : le riz des USA largement subventionné a inondé leur marché. D’où une importante migration des paysans à Port au Prince vivant dans des taudis largement exposés lors du séisme.
Aujourd’hui, nous volons toujours le travail des Haïtiens. Notre salaire minimal fédéral est de 7,25 dollars lorsque celui d’Haïti est d’à peine 3 dollars par jour. Mais devinez qui est exempté de payer ce salaire minimum ? Les compagnies américaines exploitant largement le personnel local dans des ateliers insalubres situés dans des zones d’export sans régulation.
Finalement, nous avons confisqué à Haïti toute démocratie, en favorisant deux coups d’état contre Jean Bertrand Aristide, premier président librement élu de l’histoire de l’île. Aristide est aujourd’hui sans passeport. Interdit de séjour dans son propre pays, éducateur et psychologue aimé de beaucoup, il aurait pu œuvrer à la reconstruction du pays. Il y a quelque chose qui ne va pas ici. Personne ne nous demande de renoncer à notre cachette de médicaments, notre eau potable et notre nourriture et le distribuer aux plus pauvres. Okay, nous voulons ce qui est nôtre avec ce besoin d’être en sûreté en cas de désastre, mais ça ne signifie en rien qu’il soit normal d’emporter ce qui appartient aux haïtiens, leur nourriture, leur argent et même leur gouvernement. Comment oser encore les priver et les détrousser du si peu qu’il leur reste, sans même parler du tremblement de terre.
Cette débâcle, ce pillage constant des plus pauvres en Haïti pour ajouter toujours plus à notre énorme richesse ne devraient pas constituer les valeurs américaines modernes. Nous devons à Haïti, la reconstruction d’une ville habitable, effectuée par des ouvriers du pays payés décemment. Autrement, nous mêlons l’injustice de la nature à la nôtre. Jamais, nous ne traiterions les gens de la sorte si nous comprenions qu’ils étaient nos semblables. Il nous faut développer cette notion de « famille humaine » en incluant ceux qui nous semblent différents, mais qui méritent largement d’avoir ce qui est à eux : leur propre pays et le fruit de leur travail.
Barabara Rhine est avocate à Oakland (Californie) et professeur de droit. Pour eux qui souhaitent apporter leur aide, elle recommande le Haiti Emergency Relief Fund ( www.HaitiAction.net ), une association créée par son mari, Walter Riley en 2004.Cet article de notre amie Barbara a été publié en langue originale dans l’édition du 4 février 2010 du magazine Counterpunch.Traduction : JR