Nat Hentoff vient de nous quitter. Début 2004,
en pleine guerre d'Irak, il avait été interviewé pour le Journal Les Allumés du
Jazz. Cela faisait un bail qu’une revue française ne l’avait fait. L’entretien
eut lieu par téléphone. Il y eut trois appels, un pour faire connaissance et
fixer rendez-vous, un second où Nat Hentoff était très nerveux et pressé car il
avait un article sur la prison de Guantanamo à terminer – il y avait des
parasites sur la ligne et se sentait écouté alors il interrompit brutalement la
conversation en raccrochant, le troisième fut le bon et fut publié dans le
journal. La parole de Nat Hentoff (même si il pouvait y avoir de sérieux
désaccords sur certaines de ses positions) contribua à conforter nombre d’entre
nous dans l’idée que nos choix musicaux étaient bien des choix politiques. Alors
que s’éteint le 7 janvier 2017, le producteur de Freedom Now Suite : We insist, il semble bien temps de crier à
nouveau ces mots qu’il serait criminel d’avoir abandonnés à quelque étape que
ce soit : « Liberté maintenant :
Insistons ! Insistons ! »
Texte intégral paru dans le numéro 10 du journal Les Allumés du Jazz (premier trimestre 2004)
NAT
HENTOFF : LIBERTÉ SUR PAROLES
Il est des signes qui ne trompent pas, des noms
associés au voyage de la musique qui servent de boussole. En écoutant Giant Steps ou Crescent
de John Coltrane, Oh Yeah ou Mingus, Mingus, Mingus, Mingus... de Charles Mingus, On this Night d’Archie Shepp, East Broadway run down de Sonny Rollins, Something Else ou Tomorrow is the Question d’Ornette Coleman, Greenwich Village d’Albert Ayler, vous avez sans doute lu la
prose intéressante de Nat Hentoff, plume capitale ayant partie liée avec le
devenir de la musique et la vie des musiciens. Né en 1925 à Boston, Nat Hentoff
a traversé l’histoire de la musique de jazz (mais aussi de folk, il fut l’un
des premiers à parler de Bob Dylan, Joan Baez ou Buffy St Mary) comme élément
indissociable et profondément enseignant de l’histoire des USA. Cette pointe
fine de l’écriture comme arme de vérité est aujourd’hui plus que jamais une des
voix indispensables de l’Amérique consciente, écrivant dans le Village Voice, le Washington Post ou The
Progressive pour n’en citer que trois. Il
est spécialiste du Premier Amendement. Parmi ses derniers ouvrages :
The war on the Bill of Rights and the Gathering Resistance et The day they came to arrest the book.
Comment passe-t-on de critique de jazz à chroniqueur
politique ?
En aucun cas, je ne
passe de l'un à l'autre, pour moi les deux sont très liés. J’ai appris du jazz
qu’il incarnait l'esprit d'expression, qu'il symbolisait la résistance, qu'il
pouvait même être l'essence de la liberté politique. De plus, les musiciens
voyageant, cela peut leur offrir de voir d'autres réalités, de les confronter
les unes avec les autres et de leur conférer un caractère cosmopolite. Tout est
imbriqué. Tout à l'heure, j'écoutais la
Harlem Suite de Duke Ellington et je pensais à la Bill of Rights (1), il faut sortir des compartimentations nuisibles, des
spécialisations stériles.
Comment le jazz est-il venu à vous ?
Au moment de la grande
dépression, pendant les fêtes, il y avait des conteurs qui chantaient dans la
rue avec une passion gigantesque, ils improvisaient aussi beaucoup, cela me
fascinait et je crois que ce sont eux qui m'ont ouvert les oreilles. J'avais 11
ans. À Boston où j'ai grandi, on entendait dans la rue des Public Address
Systems qui passaient des disques. C'est là que j'ai entendu "Nightmare" d'Artie
Shaw. Ça m'a bouleversé. Je voulais en savoir, en entendre davantage, je me
suis mis à économiser. Je travaillais dans un commerce de fruits et légumes. On
pouvait alors acheter 3 disques pour 1 dollar, mon premier lot contenait Billie
Holiday, Count Basie et Duke Ellington. C’est alors que j'ai commencé à
collectionner les disques. Le jazz est très vite devenu un moteur crucial, une
part essentielle de ma force de vivre, quelque chose que je voulais approcher.
D'auditeur, vous êtes devenu un acteur...
Parallèlement à ma
passion pour le jazz se développait celle pour la critique : le jazz a joué le
rôle d’un révélateur qui m’a fait comprendre un peu mieux le pays dans lequel
je vivais et dont il était lui-même issu. J'ai été étudiant à la Northeastern
University de Boston. Là, nous avons monté un journal dont j'étais rédacteur en
chef. J'ai découvert la possibilité de mettre en question les choses et les
personnes qui nous entouraient, on se lançait dans de véritables investigations
qui irritaient sérieusement le président de la fac. J'ai alors pleinement
embrassé la liberté de parole et son absolue nécessité. Depuis, elle me guide
en tout.
Et puis, il y a eu la radio ?
Oui, la station WMEX m'a
embauché pour faire un peu de tout : sport, politique. Il y avait un créneau
horaire à combler et le patron, qui connaissait mon amour du jazz, me l'a
offert pour que j'y fasse ce dont j'avais envie. La scène de Boston était riche
et de nombreux musiciens d'ailleurs venaient y jouer. On faisait des émissions
en direct avec les musiciens et leurs orchestres sur le plateau, j'ai rencontré
Duke Ellington, ce qui était pour moi extraordinaire. J'ai pu approcher les
gens que j'aimais. J'ai repris ensuite un peu mes études. Et puis, Leonard
Feather a quitté Down Beat. Norman Granz, avec qui je me suis ensuite lié, m'a
recommandé et j'ai travaillé à plein temps comme rédacteur en chef pour New
York. Je passais beaucoup de temps avec les musiciens dont j'apprenais
énormément. J'allais chez Thelonious Monk. Là, par les musiciens, j'ai commencé
à apprendre une autre partie de l'histoire de mon pays, celle que l'on
n’enseigne pas à l'école. Ils me disaient ce qu'étaient les écoles de Harlem,
le système scolaire, la discrimination raciale. J'ai été à Down Beat de 53 à 56
et j'ai été viré parce que j'avais embauché une jeune noire. Le patron qui
était de Chicago ne voulait pas de noirs dans ce journal de jazz. Je me suis
mis à écrire pas mal, notes de
pochettes, livres (2), me sentant au plus
près du mouvement musical.
Le free jazz a été une révolution ?
Non ! Une évolution, un
état somme toute assez naturel, un développement logique, une extension des
racines. Je me suis toujours méfié du terme, je n'aime vraiment pas ces catégories
qui confinent souvent à la discrimination. Coleman Hawkins disait à Pee Wee
Russell dans une séance que j'ai supervisée (3) : "Tu joues de drôles de notes". Lester Young
aimait le dixieland et Charlie Parker était un grand joueur de blues. Les
choses sont donc bien liées et les musiciens les plus "hip" en plein
accord avec leur histoire. J'ai vu Ornette Coleman jouer un solo de Lester
Young note à note pour clouer l e bec à un détracteur. Ornette était
directement en prise avec les racines du jazz, il n'y avait pas de rupture.
J'ai été l’un des premiers à écrire sur Ornette. C'est vrai qu'il n'était pas
aimé au début. Aujourd'hui, ceux qui l'ont soutenu savent qu'ils ne se sont pas
trompés.
Les musiciens de jazz devenaient alors de plus en plus
politisés ?
On était dans la lutte
pour les droits civiques. Il y avait un climat extrêmement tendu. En septembre
1963, par exemple, quatre adolescentes noires se trouvaient dans une église lorsque l'édifice fut soufflé par
l'explosion d'une charge de dynamite. Les esprits avaient été choqués, les
musiciens parlaient de ça, ils le jouaient (3).
La musique influençait l'action ?
Elle la reflétait
plutôt. Il y avait un effet cumulé de l'intensité du mouvement et de
l'intensité de la musique. Les choses montaient ensemble, la tension se
traduisait dans la musique. Tout le monde voulait participer. Si vous étiez
musiciens, vous jouiez en fonction de ce qui se passait. Vous jouiez ce qui se
passait. Charles Mingus était très militant, il incarnait cette colère, il
l'avait mise en musique avec ces "Fables of Faubus" sur un disque
que j'ai produit (4). Avec Max Roach,
ils ont organisé un contre-festival de Newport contre l'exploitation dont ils
se sentaient victimes. C'était directement lié avec l'ambiance politique du pays.
Max Roach m'a ensuite parlé de son projet Freedom
Now Suite avec Abbey Lincoln, Coleman Hawkins et Booker Little. Il
s'agissait d'un manifeste très sérieux et plutôt nouveau. C'était
enthousiasmant, je l'ai donc enregistré pour Candid. Le disque a été interdit en
Afrique du Sud et évidemment haï ici par les opposants à la lutte pour les
droits civiques.
À ce moment-là vous étiez producteur ?
Oui, pour Candid pendant
deux ans, en 1960-61 : Max, Charles Mingus, Benny Bailey, Abbey Lincoln, Eric
Dolphy, Cecil Taylor, Phil Woods, Steve Lacy, Pee Wee Russell, les rebelles de Newport...
Une production assez intense due au fait que le propriétaire de Candid était
dans les variétés en gagnant pas mal d'argent et me laissait faire ce que je
voulais. Ça s'est arrêté lorsque les variétés ont commencé à battre de l'aile.
Les labels indépendants sont vitaux pour la carrière des musiciens dont la
plupart des grandes maisons ne se soucient pas ou peu. Il y a quelques
exceptions ici et là comme pour Dave Douglas avec BMG. Mais les nouveaux
musiciens, et c'est encore plus vrai aujourd'hui qu'à l'époque de Candid, ont
leur sort intrinsèquement associé à celui des labels indépendants. Il faut donc
les soutenir avec force. Reconnaissons à Bruce Landvall qui a repris la succession
de Blue Note, fondé par Alfred Lion, d'avoir du nez pour les choses qui marchent,
qualité qui n’est finalement plus très fréquente : Norah Jones en est un vivant
exemple, même si elle n'a pas grand-chose à voir avec le jazz.
Les jeunes gens sont-ils aujourd'hui en manque de repères
par rapport à l'époque que vous avez décrite ?
Il y a actuellement aux
USA une belle résistance, mais on n’a pas de types, de leaders, de porte-voix, noirs
ou blancs, de la qualité d'un Malcolm X par exemple.
Vous l'avez bien connu ?
On n’était pas toujours
d'accord, mais je l'appréciais et l'aimais beaucoup, c'était un homme de principes
avec un sens de l'humour très fin et une générosité merveilleuse.
Vous écrivez une colonne régulière intitulée The Aschcroft
View ?
L'attorney general John Aschcroft
est connu pour n'avoir jamais fait grand cas des libertés civiles. "La
guerre contre le terrorisme" a permis à Aschcroft et à l'administration
Bush de concocter le USA Patriot Act. Vous pouvez être suivi à la trace, vos
lectures connues, vos emails lus sans que le FBI ait à se justifier, sans
parler des conditions de détention des supposés suspects. Bush ayant été sourd
aux libertés individuelles toute sa vie, le 11 septembre lui a fourni ainsi
qu’à Aschcrof le prétexte d'une réduction très sérieuse et alarmante des
libertés individuelles. Mais les choses bougent : 271 villes dont Chicago, New-York, Los Angeles ont
voté une résolution officielle contre le Patriot Act. Vous serez surpris de
voir qu'un certain nombre de conservateurs commencent à s'en inquiéter aussi.
Les membres du Congrès sont donc un peu contraints à les écouter. Évidemment au
final, il y a la Cour Suprême et ça...
Comment voyez-vous l'avenir des USA ?
Le danger serait que les
jeunes, qui n'ont pas connu l'avant Patriot Act des Bush, Aschcroft et consort,
valident l'état actuel. C'est aussi pourquoi je tiens cette colonne, il nous
faut être vigilants, actifs, et informer sans cesse.
Les élections approchent, pensez-vous qu'un changement
est possible ?
Je ne voterai pas pour
la présidentielle, il n'y a aucun candidat qui ait la moindre intégrité. Je
voterai pour les responsables locaux. L'intégrité n'a pas été le fort de nombre
de nos présidents à quelques exceptions près : quoi que l'on pense de Truman ou
Jefferson, ils croyaient tout de même en ce qu’ils disaient.
Abraham Lincoln non !
Lincoln a beaucoup œuvré
pour la destruction des libertés civiles. L’avantage de la démocratie est sans
doute qu’elle peut survivre à ses leaders à condition que les gens comprennent
qu’ils sont eux-mêmes les véritables leaders (comme c’est écrit dans la
constitution).
Propos recueillis par
Jean Rochard le 21 février 2004
(1) La déclaration des droits, « Bill of
rights », garantit aux citoyens américains la liberté d’expression, de
religion et la liberté de la presse. Elle est composée d’un ensemble de dix
amendements ajoutés dès 1787 à la Constitution de Philadelphie car le texte
original n’avait rien précisé sur les libertés individuelles. La Constitution
fut ratifiée par les treize états et ne fut appliquée qu’en 1789. Depuis, 17
amendements lui ont été rajoutés. Les plus marquants sont le 13e et
le 14e, abolissant l’esclavage et garantissant à tous les citoyens
la même protection par la loi ainsi que le 19e donnant aux femmes le
droit de vote. La Constitution peut être amendée de deux façons : par le
Congrès et par les législatures des états.
(2) The Jazz Life, The Jazz
Makers, Listen to the stories, Hear me talkin’ to ya and Jazz entre
autres ouvrages.
(3) Jazz Réunion, Candid avec Bob Brookmeyer, Jo Jones, Nat Pierce,
Pee Wee Russell, Coleman Hawkins, Emmett Berry, Milt Hinton.
(4) Charles Mingus
Presents, Candid. Hentoff a
aussi produit les disques de Mingus suivants : Mysterious Blues, Mingus!, Reincarnation
of a lovebird.
(5) John Coltrane : « Alabama » in Live at Birdland (Impulse)
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