LA DEVANTURE C’EST LA DEVANTURE
Ou lorsque l’État fait ses courses au rayon bricolage
« Faire la devanture : arranger les marchandises pour les mettre en valeur » (Encyclopédie).
Pour les promoteurs des devantures de l’économie, bétonneurs de la politique, commerçants de la honte, la vie est simple anecdote. Celle d’une infirmière de 44 ans qui se suicide après vingt ans de conditions de travail « en dégradation constante » par exemple. La nuit des temps a recouvert le suicide des gens ordinaires. Ils ont quitté le top 50 du spectacle politique pour être relégués au rang des flétrissures instantanément enfouies.
La honte c’est le sentiment qui fait le grand écart entre la devanture et l’arrière boutique. Lorsqu’on en cherche une définition sensible, on pourrait s’arrêter sur celle qui voit une société se draper dans les artifices de la paix sécuritaire tout en générant une violence de tous les instants. Une violence fondatrice, qui se niche jusque dans les plus usuels objets de nos quotidiens (exemple : le traitement esclavagiste des mineurs de Centre Afrique qui extraient le coltan nécessaire à nos chers téléphones portables). Pour défendre cette permanence d’une violence sourde jugée nécessaire, elle spectacularise au diable chaque signe d’insoumission tournée contre elle. Le souvenir obsédant du suicide de cette infirmière survenu le 24 juin 2016 à Montvilliers près du Havre en ravive un autre de la même période, une période où le printemps généreux livra aussi quelques uns de ces débuts combatifs dont il a le secret.
En février 2016 le gouvernement en charge des affaires de la République impose de changer le code du travail pour « instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs » et « améliorer la compétitivité des entreprises, développer et préserver l'emploi, réduire la précarité du travail et améliorer les droits des salariés » (1). Les entrepreneurs visés ont bien sûr anticipé que ces « nouvelles libertés » sont pour la devanture. Dans l’arrière boutique, c’est autre chose. Les « salariés », leurs « salariés », ceux qui ne le sont plus et ceux qui risquent de ne l’être jamais sont aussi doués de raison, ils comprennent vite qu’elles seront pour les goulus entrepreneurs, ces magnats disposant plus avantageusement encore de cette main d’œuvre qui se suicide en silence. Un pas supplémentaire vers le ramassage du coltan.
Alors, le 9 mars 2016 se déclenche, contre ce projet de loi macabre, un très important mouvement social où l’on retrouve certes les traditionnels syndicats (CGT, FO, Sud-Solidaires, CNT…), mais où se révèle surtout une autre effervescence, celle de l’échappée d’une jeunesse qui refuse les modèles mortifères, une jeunesse à la libre altérité, au désir indissoluble. La répression policière à son encontre va être terrible : brutalités, blessures, arrestations, assignations à résidence (au nom d’un état d’urgence permettant principalement la criminalisation du mouvement social). Sur la terre éclair, la beauté impatiente s’affirme pourtant, portée par le tumulte d’un souffle commun, la nuit vit debout (2). De leur catalogue d’un vocabulaire sans cesse amoindri, le pouvoir et ses relais sortent un mot commode : le « casseur », appellation pratique en période de soldes pour juguler tout discours critique et justifier la punition des faibles. Les manifestations s’intensifient, le châtiment aussi, tyrannique ; le visage de la beauté, humble et total, attaqué par un automate de devanture dont le seul rêve est de faire peur aux enfants.
"Tous les casseurs trouveront la plus grande détermination de l'Etat, ces black bocs (sic), ces amis de monsieur Coupat, toutes ces organisations qui, au fond, n'aiment pas la démocratie" déclare le premier ministre Manuel Valls le 17 mai à l’Assemblée Nationale. Surtout ne rien voir, ne rien comprendre. Cinq jours plus tôt, ce même grand démocrate de façade n’hésite pas à recourir au très autoritariste article 49 alinéa 3 de la Constitution. La fiction démocratique perd son décor, brade sa devanture. Elle dégringole. François Hollande élu président de la République en 2012 déclarait en 2006 : « Le 49-3 est une brutalité, le 49-3 est un déni de démocratie ». L’amnésie feinte est un pratique suppositoire contre la conscience de ses hontes.
« Je marchais le long des boutiques, m’appuyant au rebord des devantures pour ne point m’écrouler sur le trottoir ». Octave Mirbeau
Le 14 juin à Paris, manifestation de très forte ampleur : plusieurs centaines de milliers de participants. Le fameux cortège de tête, celui qui inquiète et que l’on caricature donc à l’envi, a encore grandi, infatigable. Les policiers, plus légionnaires romains que jamais, encadrent la manifestation au plus près, au contact direct, ils la scindent, la sélectionnent, la provoquent, la précèdent même en défilant devant, lui volant l’ouverture. Pour les défenseurs de la devanture, pas d’ouverture. Mais ça n’impressionne pas assez, ça échauffe, ça soude, ça explose et tous les symboles y passent. C’est ciblé.
Arrivés au métro Duroc, devant l'hôpital Necker, le cortège bouillant est brusquement arrêté par un cordon de CRS, la tension monte, énorme ! Emporté dans un élan bien irréfléchi, un fias isolé et masqué qui avait un marteau, plus en phase avec Claude François qu’avec Woody Guthrie, commence à frapper les vitres de l'hôpital Necker. Très rapidement d'autres interviennent pour lui dire d'arrêter, ce qu'il fait (dans une vidéo témoin de ce moment, on entend bien quelqu'un dire "hé, c'est un hôpital pour gosse !" et l’impulsif inconséquent cesse). Quinze vitres ont été, certes fracturées, mais aucune n’a cédé sous les coups et personne n'a pénétré dans l'hôpital et certainement pas des "hordes de sauvageons" (c’est le mot qui va immédiatement traverser la partie la plus visible de la sphère politico-médiatique). Pourquoi la police et ceux qui la dirigent ont choisi de créer un étranglement à cet endroit ? Pas bien malin non plus, à moins que… Peu importe au fond. Ce qui houssine, c’est surtout l’obscénité honteuse qui va suivre.
"Un mensonge, répété mille fois, devient une vérité". Attribué à Joseph Goebbels
À chacun son incendie du Reichstag ou comment quelques coups de marteaux vont devenir le moteur d’une politique à marche forcée. « Après ce qui s'est passé hier (faisant référence au meurtre d'un couple de policiers à Magnanville par un jeune tueur de Daech), tout cela n'a que trop duré. Et moi, je n'accepterai plus que dans des manifestations comme celle qui s'est déroulée aujourd'hui, il y ait des sauvageons qui puissent tenir ce type de propos avec 27 policiers blessés, les vitres de l'hôpital Necker brisées alors qu'il y a l'enfant des policiers qui s'y trouve.» déclare tout de go Bernard Cazeneuve, ministre de l’intérieur. L’amalgame est putride. La jeunesse présente dans le mouvement social est l’antithèse de celle, abandonnée, qui ne trouve comme réponse au vide du monde que refuge suicidaire dans un fascisme religieux prônant les métamorphoses en monstres ahuris de perdition. De plus, le fait de révéler (ce que personne ne savait et sûrement pas Cloclo le marteau) la présence d’un enfant sous protection à cet endroit dépasse l’ignominie. Tout est bon pour arriver à ses fins, y compris souiller le sacré de l’enfance.
"Les Enfants (...) ne sont ni la propriété de la société, ni même de leurs parents. Ils appartiennent seulement à leur propre avenir de liberté" Michel Bakounine
De nombreux observateurs refusent de se faire complices de cette grossière machination (y compris certains journalistes des quotidiens souvent complices tels Le Monde et Libération), mais la mécanique est en route. Trop tard pour la vérité. Le premier ministre se rend le lendemain matin sur ce drôle de champ de ruines qui ne compte qu’une plaque de bois fixée sur une vitre et du gaffer orange sur les fêlures, les curieux en sont pour leurs frais. L’admirateur éperdu de Clémenceau est accompagné de la ministre de la santé Marisol Touraine. Toujours plus fort : « Hier les casseurs voulaient se payer, tuer des policiers ». Rien que ça ! Avec un marteau ? Il poursuit : « C'est la première fois, de mémoire, que l'on s'attaque à un hôpital. Je salue le sang froid de toutes les équipes qui ont été choquées (...) par la violence des casseurs (…) Je demande à la CGT de ne plus organiser ce type de manifestations sur Paris et au cas par cas, car vous savez qu’on ne peut pas prononcer une interdiction générale, nous prendrons, nous, nos responsabilités ». Le président Hollande (ennemi de la finance au Bourget le 22 janvier 2012 et copain du Cac 40 le 4 avril 2012 :« Vous êtes les fers de lance de l'économie française ») s’ébroue dans le même temps « À un moment où la France accueille l’Euro, où elle fait face au terrorisme, il ne pourra plus y avoir d’autorisation de manifester si les conditions de la préservation des biens et des personnes et des biens publics ne sont pas garanties ». Le football comme devanture du pays, le terrorisme comme sauf-conduit. La ministre de la santé y va de sa larmichette à l’emporte-pièce : « Personne ne pouvait ignorer que c'était un hôpital auquel on s'en prenait et qu'on attaquait, il y a des enfants qui entraient dans les blocs opératoires et certains n'étaient pas encore endormis et ce sont des choses qui sont choquantes ». Comme le note Sylvain Mouillard dans Libération du 15 juin : «Difficile de savoir s’ils ont entendu précisément les coups de marteau, au milieu d’une ambiance où se mêlaient cris des manifestants, jets de grenades lacrymogènes et surtout tirs de grenades assourdissantes, au volume sonore bien plus important. » Dans Lundi matin, contrepoint du père d’un enfant hospitalisé à Necker : «Quelques vitres de l’hôpital Necker ont été brisées. Bien que les vitres en question n’aient pas d’autre rôle que celui d’isolant thermique: j’en conviens grandement, ce n’est pas très malin. Certes, briser les vitres d’un hôpital, même par mégarde, c’est idiot ; mais sauter sur l’occasion pour instrumentaliser la détresse des enfants malades et de leurs parents pour décrédibiliser un mouvement social, c’est indécent et inacceptable. Et c’est pourtant la stratégie de communication mise en œuvre depuis hier, par MM. Cazeneuve et Valls. »
Pour ses marteaux, l’État ne se fournit pas chez Monsieur Bricolage. Là, ce 15 juin, devant micros et caméras, trônent sans honte les véritables casseurs de l’hôpital en tailleur et col blanc responsables de la suppression de 2 000 postes et de 16 000 lits. Le type de décision qui fait que des gens se suicident. Que vaut la mort d’une infirmière dévouée à la vie des autres face à la devanture ébréchée du monde de l’argent ? La honte se joue des sunlights. Après cette débauche de mise en scène, l’imbécilité adulte reprendra la main justifiant toutes sortes d’humiliations et de blessures, le commun des honteuses obsessions de notre temps. Depuis belle lurette, la communication a supplanté le langage, pour que la jeunesse réelle n’ait jamais aucun droit au mépris des détails infinis. L’affaire du marteau de l’hôpital Necker quittera vite les esprits, pas l’empreinte de ses conséquences.
Pendant ce temps à Villepinte : le salon international de l’armement Eurosatory. La France en passe d’accéder au rang de deuxième vendeur d’armes de la planète grâce notamment à ses ventes réalisées auprès d’États pas exactement réputés pour être tatillons sur les droits de l’homme (mais plutôt assez enclins à biberonner les cellules intégristes/terroristes), mais tant qu’ils n’achètent pas de marteaux… Sacrée devanture !
Photo : B. Zon
(1) Texte du projet de loi n°3600 - Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 24 mars 2016
(2) Le 31 mars, commence à Paris l’occupation de Place la République par le mouvement Nuit Debout. Elle dure plusieurs mois et s’étend à plusieurs villes de France. L’ex-président de la République Nicolas Sarkozy déclare le 26 avril : « Nous ne pouvons pas accepter que des gens qui n'ont rien dans le cerveau viennent sur la place de la République donner des leçons à la démocratie française. ».
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