Enfants d'Espagne

Enfants d'Espagne

4.4.22

LE PREMIER AVRIL DE CATHERINE DELAUNAY, JEAN-FRANÇOIS PAUVROS ET AnTi ruBbEr brAiN FacToRy


Ça commence par un coup de fil animé d'amène urgence, Yoram Rosilio du Fondeur de Son invite nato pour une soirée commune à Anis Gras - le Lieu de l'Autre à Arcueil. C'est ravissant et comme on aime autant les ravisseurs que les vis-à-vis, on est ravi. Excités même par l'idée de cette petite fête impromptue. Partage immédiat : Le Fondeur de Son convie AnTi ruBbEr brAiN FacToRy, et nato Catherine Delaunay et Jean-François Pauvros. Les amitiés n'ont pas d'automatismes. Intitulé de ces jeux d'un soir, de cette idée de lendemains à chanter : Les démesures Commune du Fondeur de Son et de nato. Pierre Tenne du Fondeur de Son raconte la première partie proposée par nato et Jean Rochard de nato la seconde proposée par le Fondeur de Son

Catherine Delaunay et Jean-François Pauvros

Raspail n'est pas simplement une station de métro faisant référence à un boulevard parisien nommé en l'honneur d'un homme politique d'un autre temps. Et vice-versa. Il y eut longtemps un élixir nommé Raspail, commercialisé par ce même François-Vincent – l'élixir était en fait une liqueur et connut un petit succès jusqu'à sa disparition dans les années 60. On en vendit tant qu'il fallut bien transformer la droguerie originelle de l'avenue Laplace d'Arcueil en distillerie, avant qu'elle soit vendue aux établissements Bols, qui eux-mêmes la revendront aux frères Gras – la famille avait fondé une entreprise d'anisette à Alger en 1872. C'est en 1962 que la famille Gras, quittant Alger avec les « Européens » que la colonisation isolaient des indigènes musulmans, racheta l'ancienne bâtisse des Raspail. En 1994, la ville d'Arcueil rachète à son tour le site avant de le confier en 2005 à l'association Écarts. Depuis, et ça lui colle à la peau, l'Anis Gras est le lieu de l'autre. C'est donc tout naturellement que l'autre rencontra l'autre. 

La maison des disques nato décida, ce soir de neige et de 1er avril, que ces deux autres seraient Catherine Delaunay et Jean-François Pauvros, qui jamais auparavant n'avaient ensemble improvisé. L'improvisation libre ne l'est pas si souvent que ça. De la même manière que les événements et les corps qui réunissent sur quelques mètres carrés le camphre, le chimiste, l'anisette coloniale et la commune d'Arcueil. Ce qui vraiment s'installe parmi nous, pour un instant même ou pour deux siècles, se tisse d'une liberté qu'on ne peut pas raisonner parce qu'elle n'est pas raisonnable. En ce lieu déraisonnable donc, deux musiciens se découvrent et déraisonnent. On les laisse libre, très bien, mais le plus intéressant est ce qu'ils en font de cette liberté. Ils se tournent autour et à tâtons cherchent une entente commune. Ça démarre comme ça, Catherine Delaunay ferme les yeux. L'entente commune est parfois un grouillonnement de guitare saturée qu'accoste une clarinette poussée au bout de son expression. Qui comme cette clarinettiste sait aujourd'hui pousser, si absolue, sa voix ? C'est parfois une rupture violente, comme Jean-François Pauvros qui crie dans le micro de sa guitare pendant que la ritournelle d'une clarinette obsessionnelle emporte la séquence jusqu'à l'épuisement, jusqu'au fin bout du sens. C'est encore les rires du chaos et de l'harmonie. La réunion des éléments fulgure comme le camphre dans l'Erlenmeyer de Raspail. L'autre qui rencontre l'autre, et plus que l'improvisation et la liberté, tout ce qui se passe sous et sur les sens, les raisons, les mots, les notes. Des histoires aussi, qui se boutent sur toutes les autres et depuis lesquelles on repart. Plus que jamais.

                                                                                          Pierre Tenne

AnTi ruBbEr brAiN FacToRy 

Yoram Rosilio et Jean-François Pauvros avaient interrogé l'assistance (féminin de public) sur le genre du mot Entracte. Erik Satie, habitant d'Arcueil, en avait, avec Francis Picabia et René Clair, représenté l'épaisseur en 1924. Il est encore temps. Les entractes sont des régulateurs, des moments d'échanges, de respirations partagées, on y touche des disques, on y fume la pipe ou bien discute de la situation du monde, de cette étrange neige qui tombe un premier avril. Ce soir il y a autant de sourires que de flocons. Et vient naturellement le moment d'entendre AnTi ruBbEr brAiN FacToRy, sextet réuni par le contrebassiste Yoram Rosilio avec les saxophonistes Jean-Michel Couchet, Benoit Guenoun, Florent Dupuit, le soubassophoniste François Mellan et le batteur Érick Borelva. AnTi ruBbEr brAiN FacToRy a le bas de casse qui danse avec les majuscules ; le titre d'un album de cet ensemble à géographie gourmande Serious stuff & Lots of lightness pourrait bien être son mot de passe. Première indication qui ne se dément pas :  la musique opère par glissements de plans plus que par ruptures. Les musiciens abouchent les petits manifestes collectés dans l'histoire comme œuvre dansée : le jazz est une musique de responsabilités assumées, la fécondation d'un ensemble de caractères et de corps subtils. Et dans la musique de ce soir, l'ensemble laisse apparaitre un corps qui rejoint l'ensemble qui génère un autre corps qui rejoint... L'image sans cesse s'agrandit en proportions judicieuses. Le jeu rythmique de la très intéressante paire (on pourrait dire ça dans un journal de jazz) Rosilio-Borelva, paire d'espérance tenace, paire en état de voyance, libère les états d'esprits des captivants soufflants, sans jamais sacrifier à un trop aisé plein-pied (quel qu'il soit). On peut bien considérer d'un seul tenant les histoires complexes, leurs états d'esprits. Alors on ne sera pas surpris dans une perspective de rayon lumineux qu'un dernier morceau soit dédié à Eric Dolphy. Le passeur. *

Vivement la prochaine démesure Commune !

                                                                                             Jean Rochard

Photographies : Z.Ulma

* Titre d'un article, devenu célèbre, de Jean-Louis Comolli à propos d'Eric Dolphy dans Jazz Magazine juin 1965




 

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