Enfants d'Espagne

Enfants d'Espagne

31.12.23

LES EXTRAPOLATIONS DE TONY OXLEY, MARTIN DAVIDSON ET FRANK CASSENTI

 


Ce son de cymbale, celui qui évoquait, qui incarnait, de suite une certaine pensée musicale, une façon de l'associer au langage du corps, ce son là, cette frappe, était éclatante dans le premier disque de John McLaughlin Extrapolation (1969, avec John Surman et Brian Odges produit par Giorgio Gomelsky). Le batteur c'était Tony Oxley. Cette langue, si première, si singulière de la batterie, qui danse tout dense et remue l'envie d'être, Tony Oxley en était fabuleusement éclairé. Batteur maison du club Ronnie Scott à Londres (bassiste Rick Laird), il avait pu la parler avec les tenants : Sonny Rollins, Stan Getz, Bill Evans, Pourtant l'année d'Extrapolation, était aussi celle où ce langage là était en pleine explosion et Tony Oxley en était un des participants (la même année avec Derek Bailey et Evan Parker, il créait la très novatrice maison de disques Incus). Le jazz est une perpétuelle histoire de sortie de rang, le free jazz explosait en grand écart et comme ça ne suffit jamais, un autre grand écart se dessinait en Angleterre, en Hollande, en Allemagne, où on inventait une autre liberté, une autre free music. Les anglais tiraient les premiers : Evan Parker, John Stevens, Derek Bailey, Eddie Prevost... et Oxley dynamitait son propre jeu en un sensationnel bouillonnement. Choqués, on ne tarderait pas à comprendre qu'il s'agissait de la plus naturelle des fidélités : le langage enrichi. 

Ce langage là, il est un producteur qui l'a saisi d'emblée : Martin Davidson, en créant les disques Emanem en 1974. De suite, on fut secoué par des albums majeurs : le fabuleux double Duo d'Anthony Braxton - Derek Bailey*, l'évident  Solo - Théâtre du Chêne Noir de Steve Lacy, le free marxisant un soupçon buñuelien The Gentle Harm of the Bourgeoisie de Paul Rutherford, et bientôt le si substantiel Beauvais Cathedral de Kent Carter. Martin Davidson avait déjà enregistré, pour Incus ou pour A Records, label furtif de John Stevens et Trevor Watts. Mais avec Emanem, il allait documenter d'extraordinaire façon, avec une opiniâtreté époustouflante, une sorte de tranquillité d'urgence, en 200 albums, une histoire de la free music (versant anglais tout le monde y est, mais aussi : Bobby Bradford, Ed Blackwell, Karl Berger, Milo Fine, Sophie Agnel, Michel Doneda, Paul Lovens...). Quand dans le numéro 59 de QRD, on lui demandait : "Dans 20 ans, pour quoi pensez-vous ou espérez-vous que votre label sera connu ou qu'on s'en souviendra ?", la réponse était à l'image de cet immense artisanat : "Pour avoir été l'une des meilleures présentations de l'improvisation libre."

Dans un entretien avec le journal Les Allumés du Jazz en 2001, le compositeur Antoine Duhamel répondait à cette autre question : "Dans La chanson de Roland de Frank Cassenti, il y a une étonnante ouverture de contrebasse ?" "Oui, il y a huit contrebasses dont le premier pupitre est Jean-François Jenny-Clark et il y avait François Méchali, Patrice Caratini, Jean- Paul Céléa, quatre classiques, quatre jazz…". La chanson de Roland était, avec Salut, voleurs ! et L'affiche rouge, l'une des trois fictions de long métrage tournées par le réalisateur Frank Cassenti dans les années 70 du XXe siècle. Trois films affirmant une liaison finement prononcée entre l'image animée, le texte dit et la musique aussi fortement pensée que sentie : le cinéma en vérité. Frank Cassenti n'était alors pas seulement cinéaste, mais aussi musicien, bassiste du Fusion Jazz Quartet (avec le saxophoniste Jean-Marie Brière), un orchestre que l'on entendait, par exemple, dans la fameuse rue Dunois lors de soirées parfois films et musiques où Pierre Clémenti venait faire un tour, et qui publia un album en 1984 (New, JMB records). En 1980, il réalisa Aïnama « Salsa pour Goldman », où se forgeait une idée autre d'un cinéma-musique qui entend le monde, le montre. Beaucoup de films ensuite (avec Archie Shepp, Sun Ra, Carlos Maza, Tony Hymas...) au cœur de ce grand sujet, cette idée résistante. Un festival aussi à Porquerolles, créé avec son compère d'Oléo, le réalisateur Samuel Thiébaut. "Tout ce que j’entreprends n’est qu’un moyen d’aller à la rencontre de l’autre, pour échanger et comprendre le monde dans lequel nous vivons et le transformer pour mieux vivre ensemble."

Frank Cassenti nous a quittés le 22 décembre, Martin Davidson le 9 décembre et Tony Oxley le 26 décembre. Leurs lumineuses extrapolations sont là. Infiniment.

* À propos de Duo, Glob 2015

• Photographies : 

Tony Oxley par Guy Le Querrec lors de l'édition "Ai confini tra Sardegna e jazz" le 5 septembre 2003. Duo Cecil Taylor-Tony Oxley

Martin Davidson @ Vortex

Frank Cassenti par Guy Le Querrec (ils ont un long parcours commun) lors du tournage de Le Testament d'un poète juif assassiné d'après Elie Wiesel. Autour de Cassenti, la co-scénariste Michèle Mercier et l'acteur Wojciech Pszoniak.

 

7.12.23

ANTI RUBBER BRAIN FACTORY
ARCUEIL-ANIS GRAS, 24 NOVEMBRE 2023


 
Même si la fiche pour les présentateurs radio le définit comme "Orchestre expérimental multi-dimensionnel et multi-directionnel dirigé par Yoram Rosilio", on pourra considérer cet abrégé comme un fameux raccourci. Certes tout ceci est vrai. Vrai dans ce que cette ligne (et l'on sait que nous sommes dans une époque où ce sont ces lignes qui comptent) évoque d'ouverture autour d'un compositeur : le contrebassiste Yoram Rosilio. Il y avait donc un concert de l'Anti RuBber brAIN fActOrY - et il importe de prononcer correctement voyelles et consonnes - le 27 novembre à Anis Gras, très beau lieu. Anis Gras est une ancienne usine construite par la famille Raspail à la fin du XIXe siècle, produisant d'abord de la liqueur "hygiénique", puis à l'arrivée des frères Gras, en 1962, de l'anisette. Le 24 novembre est la date anniversaire de moments pénibles de l'histoire (comme l'arrivée peu futuriste au pouvoir de Benito Musssolini), mais aussi celle joyeuse de la naissance de l'inoubliable Scott Joplin (compositeur de "Maple Leaf Rag") ou de la merveilleuse Arundathi Roy (auteure de Le dieu des petits riens). Souvenirs multi-dimensionnels et multi-directionnels prédisposant bien, au fond, à l'écoute de cet orchestre et ses reliefs ressentis dès la lecture de son nom au graphisme orthographique difficile à mémoriser, mais diablement juste.   
 
Le disque le plus récent de l'Anti RuBber brAIN fActOrY s'intitule Musiques de rêves et de démence. On pourrait dire que ce titre est aussi une piste avant écoute (et c'en est une), mais ça ne sera pas suffisant non plus. Fichtres amateurs de réductions à bon compte qui ne s'en tiendraient qu'aux titres ou aux intitulés classés X (moins de 150 signes). Cet album est, en profondeur, un de ces petits prodiges qui font que le jazz a encore une histoire. Une histoire que le rêve ne dément pas. 

Ce soir, la fOrMaTiOn de l'Anti RuBber brAIN fActOrY se compose de Yoram Rosilio (contrebasse, compositions), Fanny Menegoz (flûtes), Jean-Michel Couchet (saxophones alto & soprano), Jessica Simon (trombone), Daniel Beaussier (clarinette basse, cor anglais et hautbois), Florent Dupuit (saxophone ténor et flûtes), Rafael Koerner (batterie). 

Un bien beau solo de clarinette basse de Daniel Beaussier lance le paysage, on pourrait dire l'état de passage, la relation, car de suite on est captivé par une sorte d'idée d'un bien commun défendu haut et fort. Ça saute aux oreilles frémissantes. Le paysage est compris dans une sorte de triangle : Terre Mingussienne (département d'Ellingtonie), Afrique du Nord et Vienne (pas la ville de festival de jazz pour touristes, mais celle d'Autriche, vous savez, Mozart, Schubert, Schönberg, Berg, Klimt, Schiele, Hermann Stellmacher, Anton Kammerern, Freud, Josef Gerl, Johan Strauss, Romy Schneider...). En une bouffée de bon vent vivant, on se prend à penser, par esprit plus que par forme, à "Half-Mast Inhibition" de Charles Mingus avec Gunter Schuller. Par désinhibition donc ! Tiens, d'une brève pensée mingusienne à l'autre : "Percussion Discussion" du duo Mingus - Max Roach. Le penseur de l'Anti RuBber brAIN fActOrY, Yoram Rosilio, est contrebassiste et la paire rythmique qu'il forme avec l'ardent batteur Rafael Koerner est palpitante. On la sent battre de cœur pour ouvrir les vents favorables, et les fièvres que l'on aurait cru inaccessibles. Comme une piste ouverte où les soufflants nous délivrent de la nostalgie des départs par des ReLiEFs heureusement tumultueux. 
 
Après Daniel Beaussier avec qui elle échange, la tromboniste Jessica Simon fait résonner le poudroiement jusqu'à le rassembler dans sa lumière ; la fidélité des saxophonistes Jean-Michel Couchet et Florent Dupuit est très préhensible, musiciens capables d'inscrire le souvenir fécond dans le choc d'une générosité effervescente ; et la flûtiste Fanny Menegoz brille en étoile qui ne file pas, mais offre lucidement le sésame de ce petit monde d'amour et de fraternité où l'on est invité à habiter pour en partager les communs. La nuit a bonne figure.
 
L'Anti RuBber brAIN fActOrY devrait jouer partout, c'est une éViDenCe.


26.11.23

LE DÉTOUR DE GASTON

Ce n'est certainement pas la grande affaire des temps actuels et de leurs sinistres équipages, mais tout de même, on aurait un mal de mouette à ne pas en dire quelques mots. 

Le 6 avril 2022, la couverture du Journal de Spirou annonçait le retour de Gaston - héros (antihéros) de bande dessinée inventé en 1957 par André Franquin (avec les complicités d'Yvan Delporte et Jidéhem) -, en garantissant : "Une gaffe par semaine". Pschiiit ! Gaffe, forcing ou gafforcing des Éditions Dupuis ? La publication s'est arrêtée après la première planche dessinée par Delaf, créateur inspiré de la série Les Nombrils (scénarisée et - pour les premiers albums - coloriée par Maryse Dubuc) paraissant dans le même journal, pour des raisons qui ont été amplement décrites ailleurs. Et puis, avec l'aval de l'institution judiciaire (comme chacun sait, spécialiste de l'intime en matière de bande dessinée), la publication a repris le 23 août 2023 au rythme d'une planche par semaine. M'enfin, l'album Le retour de Lagaffe est sorti le 22 novembre à grand renfort de publicité et de polémiques (objectif 800 000 exemplaires, ça motive).

Ce serait mentir que de dire qu'on s'en fichait. La connaissance d'une reprise de Gaston - le plus proche, le plus copain, le plus libre de tous les héros de bd - par un autre était aussi insupportable que prestement attisée. Impossible de bouder. Alors rogntuduuu, on se jette sur la première planche. La bande dessinée actuelle est farcie de reprises : Astérix, Achille Talon, Lucky Luke, Blake et Mortimer, Ric Hochet, les Schtroumpfs, Tanguy et Laverdure, Buck Danny, Gai Luron, Benoit Brisefer, Corto Maltese, Boule et Bill, Blueberry, Jerry Spring, Tif et Tondu, Michel Vaillant, le Marsupilami, et bien sûr Spirou ultra décliné à toutes les encres (mais ça, c'est tout un chapitre). Ces reprises oscillent entre quelques coups de maître, pas mal d'inutiles platitudes (même avec des "repreneurs" de qualité) et beaucoup d'akouabon. Mais Gaston, c'est une autre affaire, une autre progression, une autre intimité, alors tout est à fleur d'appeau. Les premières planches de Delaf sont bluffantes. Sa documentation est parfaite, permettant une sorte d'imitation assez comparable au Blue du groupe Mostly Other People Do the Killing (imitation rigoureuse du Kind of Blue de Miles Davis). De ce point de vue, Le retour de Lagaffe serait une pièce d'art contemporain et l'on verrait Delaf comme une sorte de Roy Lichenstein en pacte de non agression. 

L'album se regarde avec intérêt - et ci et là quelques rires - mais, même si c'est sans déplaisir, on n'est pas dupe, on n'oublie pas, il y a des détails qui font que le double de ce théâtre se dénonce par moult petites touches. Et plus encore, cette étrange volonté de vouloir tout mettre dans un contexte historique dégarni de son épaisseur, faire figurer tous les objets (un désuet passage du Gaffophone), et la presque intégralité des personnages : Yves Lebrac, Léon Prunelle, Sonia (celle dont le dessin se rapproche le plus naturellement des Nombrils), Aimé De Mesmaeker, Jules de chez Smith en Face, le Père Gustave, Ducran Lapoigne, Joseph Longtarin, Yvonne, Joseph Boulier, le Chat, la Mouette, Mélanie Molaire, Freddy-les-doigts-de-fée, et bien sûr Mademoiselle Jeanne terriblement sous traitée et même mal traitée (chaque lectrice et lecteur attentifs à la progression de Gaston en 34 années savent l'évolution des sentiments respectifs de Gaston et de Jeanne ; à l'endroit de reprise, jamais Gaston n'aurait abandonné niaisement Jeanne en camping ou ne l'aurait blessée, même par mégarde). 

On y retrouve même Fantasio, Spirou, Spip et le Marsupilami. Franquin n'avait impliqué Gaston dans une aventure (déguisée en épisode de Spirou et Fantasio) en suite que dans l'exceptionnel, le splendidissime, Bravo les Brothers. C'est au retour de ces personnages (planches 27 et 33), abandonnés par Franquin bien longtemps avant d'arrêter Gaston, que l'édifice tenu par l'impressionnante et talentueuse force du crayon magnétique se détraque (Delaf a survolé toutes les possibilités de son appliquée documentation). Arrive une interprétation nouvelle avec la pathétique réinsertion du mystérieux dessinateur anonyme (soustraité par Franquin de son aveu même à Numa Sadoul*). Paradoxalement, quand Delaf prend ses libertés en hommage appuyé, quand survient sa création, sa désimitation, quand il aurait pu se mettre à parler, tout s'effondre. Cette liberté souhaitable entre dans une embarrassante et quelque peu bouffonne aventure en suite pour clore l'album, le clore sans rire. 

Planche 36, on écoute cet humble dialogue-aveu lorsqu'Yves Lebrac essaie de recopier une page de Franquin déglinguée par La Mouette : "Ouah c'est bluffant !! On dirait vraiment du Franquin !", "Au premier coup d'œil, oui, au second, bof...", "Comme quoi ça tient à peu de chose...", "Aaah, Franquin : souvent copié, jamais égalé !", "Vous avez raison, je ne lui arrive pas à la cheville !...". Le talentueux L'ingénieux dessinateur des Nombrils aime Franquin, c'est certain, c'est touchant, ça impressionne même, mais ce n'est pas une raison suffisante pour dompter l'impossible. La logique implique qu'il n'y aura pas de suite à ce Gaston de surface (mais 800 000 exemplaires ??? Gaston de grande surface).

Delaf a dessiné Le retour de Gaston sur une palette graphique, parce que c'est meilleur pour son dos et parce que ça lui a permis d'archiver extraordinairement tous les détails pour les redessiner ensuite. Tous les dessinateurs utilisent de la documentation (Hergé n'était pas allé en Chine pour Le Lotus Bleu) et on saluera son travail minutieux en la matière, à hauteur du défi proposé. Mais là où Franquin a su nous rencontrer, nous rencontrer profondément, se livrer en confidences jusqu'à l'accidentel merveilleux, c'est par son trait, son creuset de l'éclat, son sillon d'encre dans le papier à dessin et toutes ses aspérités, s'autorisant les violences du réel, sa liberté la plus folle, sa vie. Aucun dispositif ne peut incarner ça, le saisir au vol. En bande dessinée, le langage, ce n'est pas la représentation, mais le trait même. Depuis pas mal de temps et surtout depuis cette invention absurde du terme "Roman graphique" (comme si les écritures de Victor Hugo, Octave Mirbeau ou Simone de Beauvoir n'étaient pas déjà intensément graphiques, tout autant que leur traduction en volumes ou en livres de poche d'ailleurs) sensée désinfantiliser (traduire ouvrir le marché aux adultes en leur assurant toute respectabilité), le dessin est trop souvent devenu accompagnement et non essence.

 "Il ne faut pas imiter ce que l'on veut créer" entend-on dans Tips d'Étienne Brunet citant Steve Lacy (disques Saravah). Gaston Lagaffe a été un de nos moteurs (la destruction des parcmètres et toute la symbolique qui en découle, l'écologie, la désobéissance créative, le refus du travail, de l'autorité, la passion de la musique, une fantaisie débridée...) avec une libre grâce unique. Il reste quelques éléments, quelques substances, quelques créations indomesticables. Plutôt que de tenter, même et surtout en toute bonne volonté, de les mettre au pas, créons-en d'autres, pour demain.


 * Numa Sadoul : Et Franquin créa la gaffe (Glénat)


 Illustration : 4 couvertures par Delaf



18.11.23

ÉTRANGER DE KARINE PARROT

En temps de sinistre mise en forme de nouvelle "loi immigration" avec, en avant plan, de funestes calculs politiques piétinant les notions les plus élémentaires des échanges humains, il est urgemment sain de comprendre l'histoire de nos rapports - ou des rapports de cette récente invention de l'état-nation, avec ceux que l'on nomme "étrangers". Le livre de Karine Parrot sobrement intitulé Étranger - paru dans la collection Le mot est faible des éditions Anamosa - éclaire cette histoire en 112 pages de grande précision, tant juridique qu'humaine, en revenant sur les points essentiels, dont le moindre n'est pas le fait que "la nationalité française" est une création de la fin du XIXe siècle, avec les conséquences que l'on sait (se répartissant entre la bêtise crasse du rabâché lieu commun "On ne peut pas accueillir toute la misère du monde", les besoins de main d'œuvre à bas prix, et toutes les formes de racismes). 

 
• Karine Parrot, Étranger - Anamosa, 2023, 9€
 

10.11.23

SHEILA À L'HEURE DE SES SORTIES

 

Aujourd'hui 10 novembre, vers 13h30 à la radio nationale, la chanteuse Sheila (qui a également donné une interview au quotidien fondé par Jean-Paul Sartre en s'en trouvant fort heureuse "Aujourd'hui je vais faire partir de la gauche caviar ha ! ha !" - le r de partir est prononcé) a appelé, sur un ton aussi poignant que celui de ses grandes interprétations, à participer à une manifestation dimanche sans dire de quoi il retournait : "Pour cette manifestation de dimanche, tout le monde doit être là, y a pas de questions à se poser. On est chez nous, il faut qu'on soit tous regroupés (...) On a un beau pays et faut pas que ça change !"... hmm... Il parait que vont y défiler, entre autres, un lot de politiciens s'évertuant à faire passer de dures lois anti immigration, un ancien président de la République condamné par la justice et en son temps expert en discrimination contre les roms, un ministre obsédé par la répression, un parti politique dont les fondations reposent en partie sur la haine des juifs... Le berger des rois mages de Sheila a dû perdre le nord.

 

 

8.11.23

LA LÉGENDE DE L'OISEAU

 

"La légende de l'oiseau" du poète Samih al-Qâsim est chantée par Abed Azrié dans l'album Les voix d'Itxassou de Tony Coe :

"On dit qu'il viendra,
qu'il viendra avec le soleil,
Visage abîmé par les poussières de sillons.

On dit qu'il viendra,
Quand la sécheresse dans ma voix sera anéantie,
Lui qui possède
D'inépuisables merveilles,
Lui que les chants appellent
L'oiseau tonnerre.

Il viendra, c'est certain,
Car nous avons atteint les cimes
De la mort."

 

 

5.11.23

PIERRE CORNUEL, ROCHETTE,
TONY HYMAS, CATHERINE DELAUNAY & AUTRES ANIMAUX...

 

On dit visuel, on disait pochette... les images qui accompagnent, complètent, interrogent les albums discographiques sont rarement commentées, si ce n'est par quelques éminents spécialistes, voir l'excellent Comics Vinyls de Christian Marmonnier aux éditions Ereme, très justement sous-titré "50 ans de complicité entre la bande dessinée et la musique". La complicité peut recourir à une infinité d'angles et c'est le défi posé dans le choix des illustrations ou des images se liant à une musique pour toujours en dépassant, dans les imaginaires, l'intention première. 

Pour nos deux dernières parutions, nous avons eu recours à la pochette originale de Flying Fortress de Tony Hymas (remarquée par Francis Marmande dans son article paru dans le quotidien Le Monde du 22 octobre 2023) en demandant à Pierre Cornuel, illustrateur (historique comme on dit aujourd'hui) des couvertures nato des années 80 (à partir de Tournée du chat de Tony Coe) jusqu'au milieu des années 90, de créer deux autres images de suite, parallèles au travail de Tony Hymas pour Back on the Fortress. Une grande joie ! Pierre Cornuel a publié, par ailleurs et principalement, quelques 70 albums, dont une grande partie destinée à l'enfance (classique parmi les classiques : Les deux maisons de Désiré Raton - scénario Lydia Devos - ou Chu Ta et Ta'o le peintre et l'oiseau, scénarisé par Sohee Kim, à propos du peintre chinois Bada Shanren), ça tombe bien l'enfance nous préoccupe au plus haut point : regard sur le monde, envol. 

Quant à la couverture de No Borders de Tony Hymas et Catherine Delaunay, nous sommes tombés amoureux d'un loup de Rochette. Le loup ne connaît pas les frontières, ce qui lui a permis de revenir, par la montagne, dans des territoires d'où on l'avait chassé. De son trait minéral, Rochette sait croiser le destin animal et celui de l'aventure humaine, ses bonheurs, ses peines et ses cruautés. Il a publié une vingtaine de bandes dessinées. La plus récente, d'une liberté de cimes, La dernière reine, est une véritable clé d'appréciation de l'état du monde.
 
Les deux albums sont mis en pages par Marianne T. La maquette, la typographie, tout un chapitre aussi...
 
• Pierre Cornuel, Lydia Devos : Les deux maisons de Désiré Raton (Grasset - 1982)
• Pierre Cornuel, Sohee Kim: Chu Ta et Ta'o le peintre et l'oiseau (Grasset - 2010)
• Rochette : Le Loup (Casterman - 2019)
• Rochette : La dernière reine (Casterman - 2022)
• Tony Hymas : Flying Fortress - Back on the Fortress (nato - 2023)
• Tony Hymas - Catherine Delaunay : No Borders (nato - 2023)

1.11.23

REPRISE

Mais qui a eu cette curieuse idée de demander à Fabcaro de réaliser le scénario du nouvel album des Rolling Stones ?
 

26.10.23

CARLA BLEY ET LE DOCTOR WHY

 
Le nautonier Trufo, lointain cousin du Dr Tony Newman, nous rappelle la perturbante conclusion de "Doctor Why", titre extrait de l'opéra haut-rock Escalator over the hill (1968-1971) de Carla Bley et Paul Haines : "No room for a spoon" (chanté par Jack Bruce et Linda Rondstadt). Escalator over the hill était bien au cœur du temps. Quelques années plus tard tout se confirme tragiquement : on ne peut plus trop faire avec le dos de la cuillère... il n'y a plus guère de place en salle du docteur "pourquoi". 
 
• Photo Guy Le Querrec (Magnum) - Banlieues Bleues, 16 mars 1989.

 

17.10.23

PHILIPPE CARLES

À partir de trois photographies de Guy Le Querrec (Magnum)

 

Le souvenir d'une voix forte, de mots forts, soudain laisse sans voix, sans mots... Philippe Carles est parti... 

Quelques photographies adressées ce matin par un des photographes de l'aventure Jazz Magazine élargissent l'espace infiniment resserré comme un cœur peut l'être. La première, en compagnie de sa compagne Michèle et du producteur Jean-Jacques Pussiau, ouvreur de voies nouvelles ; la seconde, avec André Francis, Alain Gerber, Jean-Robert Masson, Lucien Malson à Châteauvallon en 1972 - doit-on redire l'étonnante dimension de ce festival, de ce qu'il nous transmit ? "Jazz à Châteauvallon" à la télévision correspondait à nos (nous ne nous sentions pas seuls) premières lectures de la revue Jazz Magazine qui prenait le relais de Rock'n'Folk. "La poésie ne rythmera plus l'action, elle sera en avant" a écrit Arthur Rimbaud et ce devait bien être notre bouillante animation intime (oui, nous n'étions pas seuls). Jazz Magazine tombait à pic : lecture passionnée, lecture politique, lecture longitudinale qui porterait loin. Philippe Carles écrivait dans ce mensuel depuis 1964, il y défendit le free jazz. Une musique qu'avec quelques-uns, il avait vu venir. L'entorse sublime : là était la raison. Sa connaissance du jazz, tous horizons, frisait l'omniscience.  En 1971, il succédait à Jean-Louis Ginibre (qui dirigeait la revue depuis 1962) comme rédacteur en chef de ce périodique créé par Jacques Souplet et le couple Barclay en 1954. Publication achetée deux ans plus tard par les futurs inventeurs de Salut les Copains, Daniel Filipacchi et Frank Ténot dont le profil traverse la troisième photographie. 

"Qu'il se fasse un village ou c'est nous qui s'en allons" grondait Jacques Thollot dans sa Girafe. Oui c'était ça l'histoire... un village, une île... pour donner envie de rester.

C'est peu dire que le Jazz Magazine des années 70, nous semblant si libre, nous servit de base. Il se situait dans le fieffé parallèle de nos vies. Chaque ligne était une ligne de départ, vers Don Byas ou Milford Graves, Coleman Hawkins ou Michel Portal, Ella Fitzgerald ou Tamia, Miles Davis ou Jac Berrocal, René Thomas ou Joseph Dejean, Jef Gilson ou Peter Brötzmann, Dee Dee Bridgewater ou Don Cherry, mais plus encore vers tous  les possibles des démesurées mesures humaines dont nous apprenions à rencontrer les acteurs.

Free Jazz Black Power, l'ouvrage co-écrit par Philippe Carles et Jean-Louis Comolli et publié en 1971 au Champ Libre, revient sur tout ce que l'histoire de cette musique et ses merveilleux braconnages pouvaient avoir de futur, si tant est qu'il y en ait un. Il arrivait à la musique de trembler à cette idée. Et Carles parlait à la radio, sur les ondes de France Musique. La parole soude, langue d'action, ton des chemins de traverses encore possibles alors. Ceux que l'on empruntera, en confiance, pour créer par ci un petit festival endurant, par là une primitive petite maison de disques. Les deux retiendront sa généreuse attention, c'est le moins que l'on puisse dire. Alors, quand en 1996, Philippe Carles et Jean-Louis Comolli, les auteurs de Free Jazz Black Power, écrivent pour l'album Buenaventura Durruti le morceau "Free" qu'enregistrera Carles. Tout s'énonce, tout se confie, tout se lie : "Sans l'idée de la révolte et de la liberté, la musique devient cynique, elle appelle à la victoire des maîtres, elle dit la mort. C'est au contraire la vivante blessure du monde qui bascule que nous entendons comme l'écho de ton nom, Durruti, dans cette musique qui reprend, cette musique-là, ce jazz-là."

Par tant d'articles, émissions de radio, ouvrages, dictionnaires, notes de pochettes de disques (qu'il serait intéressant de recenser), Philippe Carles a décrit, écrit, un pan d'histoire où fut rendue visible la parole du plus aigu geste musical. Aujourd'hui, comme une impression de solitude...


 Crédits photographiques :

1) Michèle Carles, Jean-Jaques Pussiau et Philippe Carles, après le concert "Owl records evening" au festival de Coutances, le 27 mai 1992.

2) André Francis, Alain Gerber, Jean-Robert Masson, Lucien Malson et Philippe Carles - débat au festival de Châteauvallon, le 26 août 1972.

3) Frank Ténot et Philippe Carles, à l'occasion de la remise de la médaille de Commandeur de l'Ordre des Arts et Lettres attribuée à Ella Fitzgerald par le ministre de la Culture Jack Lang en ses locaux, le 29 mai 1990.

26.9.23

LOUP Y ES-TU ?

 

Entendu à la radio : "Puisque le loup n'est plus une espèce en voie de disparition, on pourra le tuer". La logique de ceux qui prétendent régenter nos vies (et la vie en générale) est quelque peu... cubiste... (cube en forme de bière ?).

25.9.23

IL Y A 100 ANS : SAM RIVERS

 

« Souvenir à mon oreille de toute une longue vie de musique dans un son de ténor. Art brut et science de la création. » François Corneloup (à propos des séances de Eight Day Journal)

 
Sam Rivers a marqué notre adolescence ; certains de ses enregistrements comme Streams ont accompagné nos éclosions. Grâce à Gérard Terronès, ses fréquents passages en France avec Dave Holland, Barry Altschul, équilibres rêvés de fulgurance et de mystère au trait sûr, nous ont joyeusement indiqué des chemins neufs de liberté, comme tout ce qu'il a joué si réellement avec Tony Williams, Miles Davis, Cecil Taylor ou Dizzy Gillespie et plus encore avec la création du RivBea, générateur du formidable mouvement des lofts à New-York qui inspirera tout un courant musical. C'est aussi grâce à Gérard Terronès que nous avons pu le rencontrer et réaliser trois albums de 1996 à 1998. Le premier, Configuration, avec Noël Akchoté, Tony Hymas, Paul Rogers, Jacques Thollot. Les deux suivants : Eight Day Journal, suite composée par Tony Hymas pour Sam Rivers (avec François Corneloup, Sylvain Kassap, Sophie Harris, Carol Robinson, Chris Laurence, Paul Clarvis, Noël Akchoté, Henry Lowther, Philip Dukes, Rita Manning, Sonia Slany) et illustrée par Moebius, puis Winter Garden, séances d'enregistrements en duo de Sam Rivers et Tony Hymas, près du domicile du saxophoniste, filmées par la cinéaste Pascale Ferran pour son précellent film 4 jours à Ocoee.
 
Lorsqu'il enregistra pour son premier album pour Blue Note, la date de naissance de Sam Rivers avait été bricolée par Alfred Lion, le rajeunissant de 7 ans (le producteur voulait un catalogue de jeunes), mais Sam Rivers est bien né le 25 septembre 1923.
 

Eight Day Journal
Winter Garden

20.9.23

JOST GEBERS

 

Mots croisés : acronymes de trois lettres qui ont marqué la musique. EMI, RCA, CBS, MCA, BMG... par la suite : CTI, BYG, ICP,  ou plus récemment : CMP, ACT, IMR... à moins d'opter pour ces combos nommés en triades calligraphiques, hiéroglyphes à l'encre de néon : HUM, NTM, EMT, REM, NWA, PHD, IAM, EST. Trois lettres, ça poinçonne, et d'autres groupes ou maisons de disques ont choisi des mots triolets, pas acronymes, mais aussi effectifs au scrabble musical : OWL, AIR, ZAO, FOU... 

Mais à l'aube des années 70, la réponse serait sans doute une des étiquettes de deux fois trois hypermarquants caractères, ECM et FMP. Ou les valeurs cardinales des nouvelles implosions ou explosions de la musique en expression panoramique. Créées la même année (1969), situées dans le même pays, l'Allemagne, issues de la même région musicale : la Free Music (The Music Improvisation Company), elle vont documenter au premier plan les mouvements de ce moment si particulier, après le free jazz, après Coltrane, après Hendrix, après 68, après l'incandescence accélérée, après la gaillarde bougeotte du délirant "quoi faire?" quand refrappe à la porte le docte "que faire ?". L'une ECM (pour Edition of Contemporary Music) par la mainmise de son producteur Manfred Eicher, offrant peu à peu l'image d'un monde esthétiquement rêvé, l'autre, FMP (Free Music Productions) partageant d'emblée la sensation d'une réalité largement écorchée. Le temps est à la préservation de la sensibilité contre la morale endurcie, chacun y met du sien. 

Dans le numéro 37 (octobre 2018) du journal Les Allumés du Jazz, dans son très précis article sur les origines des trois grands labels de Free music nés conjointement en Angleterre, Hollande et Allemagne (respectivement Incus fondé par Evan Parker, Derek Bailey et Tony Oxley, ICP fondé par Misha Mengelber, Han Bennink et Willem Breuker, et FMP), Gérard Rouy revient sur les motivations de la création de FMP avec cette éloquente citation de Peter Brötzmann : "J’avais produit deux 33 tours sur mon label BRÖ, For Adolphe Sax et Machine Gun. Au même moment, les Hollandais avaient créé leur label ICP et les Anglais allaient faire la même chose avec Incus, nous avions aussi des connections avec nos amis américains Steve Lacy, Carla Bley et Mike Mantler. Nous nous sommes rencontrés car nous faisions tous les mêmes choses, nous produisions des LPs mais n’avions pas de distribution, les distributeurs pensaient qu’il n’y avait pas de marché pour ce type de musique. Nous avons alors essayé d’organiser une sorte de syndicat qui conduisit à la fondation de FMP en 1969, ce qui améliora considérablement la situation, et nous avons rencontré Jost Gebers, qui était le type idéal pour l’organisation, la production des disques et la gestion financière en relation avec les institutions". FMP n'est donc pas une maison de disques créée par un producteur - Jost Gebers -, mais un désir de collectif, regroupant principalement Peter Brötzmann, Peter Kowald, Alexander Von Schlippenbach, qui s'est largement appuyé sur Jost Gebers, lequel s'est rapidement trouvé en charge de l'ensemble. "C'était dès le départ un principe de travail de FMP, à savoir qu'il fallait créer une situation où tout ce qui était dans l'esprit de cette musique devait rendre les choses possibles (..) il fallait donc vraiment créer des conditions de travail, où l'on pouvait alors vraiment faire de la musique à grand risque" dit Gebers (cité par Markus Müller FMP – The Living Music Wolke Verlag, 400p). Les premières années, ce sont principalement Brötzmann et Gebers qui décident des orientations de FMP, puis un collectif se met en place jusqu'en 1976 avec Brötzmann, Gebers, Schlippenbach, Kowald, Hans Reichel et Detlev Schönenberg. Mais le groupe ne tient pas et Gebers se retrouve seul responsable (producteur, directeur artistique, ingénieur du son, graphiste)  "Au début, rien n’était planifié, insiste Gebers. Au contraire, tout se faisait un pas après l’autre. C’était une lutte permanente pour trouver des financements. La situation économique était désastreuse, la compagnie s’est trouvée fréquemment au bord de la faillite" (ibid). Sans lui, l'affaire tournait court. Avec Sven-Åke Johansson, dans les couloirs de FMP, il créé l'étiquette en trois lettres SAJ (albums de Johansson dont ce sont les initiales, Hugh Davies, Heiner Goebbels, Alfred Harth...). L’Académie des arts offre à FMP d'organiser le Workshop Freie Musik, ce qui est une aide considérable d'autant que la situation de concert prévaut dans les enregistrements de FMP. En 1989, le département culturel du Sénat de Berlin accorde un financement plus conséquent pour l’ensemble des activités de FMP. Prévue en 1999, l'arrêt d'activité de Jost Gebers ne se passe pas comme prévu et les rebonds sont nombreux. 

Jost Gebers avait un statut de travailleur social. Producteur de disques. Bien vu. Producteur de disques. Bien entendu. Avec plus de 350 albums (et même quelques 45 tours comme le "Einheitsfrontlied" d'Eisler et Brecht par Brötzmann Van Hove Bennink ou le très évocateur "Bavarian Calypso" du Globe Unity Orchestra), Gebers et FMP ont ouvert le passage vers une grande terre, à la prise de son frontale, aux convexités hardies comme les couvertures des disques (auxquels Brötzmann a souvent participé avec ses collages - signalons aussi les fréquentes photographies de Dagmar Gebers ). Reviennent en mémoire une foule d'albums dont quelques émotions premières : Ein Halber Hund Kann Nicht Pinkeln de Brötzmann et Bennink, Evidence Vol.1 du Globe Unity Special, Wilde Señoritas de Irène Schweizer, Bonobo d'Hans Reichel, Solo de Peter Brötzmann, Portrait de Sam Rivers, Pearls du Globe Unity Orchestra avec Anthony Braxton, Auf Der Elbe Schwimmt Ein Rosa Krokodil de Günter Sommer et Ulrich Gumpert, Hörmusik de Günter Sommer, Superstars de Willem Breuker & Leo Cuypers, Percussion Music From Africa de Africa Djolé, Snapshot - Jazz Now - Jazz Aus Der DDR (Gebers a dès les débuts de FMP donné une large place aux musiciens est-allemands), Three Blokes de Lol Coxhill, Steve Lacy et Evan Parker, Cordial Gratin de Irène Schweizer et Joëlle Léandre et bien sûr, Tschüs de Brötzmann,Van Hove et Bennink.

Jost Gebers nous a quitté le 15 septembre, puisse l'œuvre gigantesque de FMP, garder, trouver, retrouver, toute sa place. Tschüs !

  Photographies de Gérard Rouy : Jost Gebers Wuppertal, 1976, Jost Gebers avec Günter Sommer, Berlin 1979

15.9.23

PAR LE SAINT ÉCRAN

 

Vendredi 16 septembre, matin, ligne 4 du métro parisien, un homme à la grande barbe blanche vêtu d'un costume rouge avec de petites étoiles blanches pénètre dans le wagon et hurle : "Que le créateur du téléphone portable soit crucifié !" avant de partir d'un grand rire. Il crie si fort que les gens relèvent la tête, l'espace d'une petite seconde, avant de se replonger dans les écrans de leurs petits appareils où s'agitent mains assemblages de réductions alphabétiques, émoticoncons et foule d'autres images (à ce moment-là - coïncidence ? -, une jeune fille fait un selfie). La résurrection en un clic ?

13.9.23

UNE LONGUE ANNÉE, QUEL GENRE ?

 

Les questions de styles, de catégories, ou pour un terme plus congruent, de genres, continuent leurs turlupinades sans réellement obtenir de réponses autres que les volontaires appropriations ou expropriations de leurs contours. Au hasard, très objectif, des balades discophiles, on découvre chez Gibert, fameux disquaire du Boulevard Saint Michel à Paris (supers imports de CDs toujours surprenants), que le disque d'Anamaz & Riverdog Une longue année, y est classé dans les nouveautés "Jazz". Le mot a depuis longtemps - par ses sorties ou ses explosions intérieures - pris toutes sortes de lignes flexueuses, si fait que ce qui était, par exemple, répertorié à une époque comme free rock, open folk ou rock progressif (terme apparu bien plus tard que la musique qu'il est censé désigner) est devenu en grande partie le jazz d'aujourd'hui. Mais avec Une longue année, il s'agit encore d'autre chose, et les classifications seraient ici, plutôt que des trains à wagons multicolores, des poupées russes, délivrant à chaque ouverture, un propos de "genre", une blessure même, plus intime encore, soulignant l'urgence des passions encore possibles.

 

Photo / Z. Ulma

10.9.23

ANATOMY OF A MURDER
ANATOMIE D'UNE CHUTE

 

 
En 1959, Otto Preminger faisait du cinéma (en vrai) avec Anatomy of a murder
En 2023, Justine Triet fait du cinéma (en vrai) avec Anatomie d'une chute
C'est encore possible d'explorer les possibles.

29.8.23

CORINNE ET MARC BOULANGERS
À SAINT-JEAN D'ANGÉLY

 

Si vous vous trouvez à Saint-Jean d'Angély, que vous cherchez du véritable bon pain (ce qui n'est plus si fréquent de nos jours où les doigts glissent plus facilement sur les écran que dans la farine) et que vous êtes bien renseignés, vous aurez toutes les chances de vous rendre chez Corinne et Marc, boulangers merveilleusement artisans, qui savent où mener la baguette. Mais en regardant sur la vitrine et sur le comptoir, on peut lire un article paru dans L'Angérien du 23 mars 2023 qui raconte l'histoire récente et dramatique de Corinne et Marc. Un de ces drames que l'on pense ordinaire, de rêve brisé, de recherche impossible d'une vie simple et heureuse, de plaisir à l'ouvrage, d'une véritable idée de qualité humaine, un de ces drames comme on en a entendu lorsqu'une partie de la population, exsangue, a revêtu des Gilets Jaunes. Corinne et Marc portent quelque chose du monde réel (toutes les vies) à sauver. On leur souhaite le meilleur. Et si vous êtes par là, goûtez leur pain...

NB : En cliquant sur l'image, l'article de Simon Moreau est parfaitement lisible

• Chez Corinne et Marc, 44 Fbg Taillebourg, 17400 Saint-Jean-d'Angély

26.8.23

LES FILMS DE MAI ZETTERLING


 

Un défi de tendresse prêt à tous les bouleversements de l'éclair ; le regard de Mai Zetterling frappe dès les premiers films où elle paraît. Comédienne de théâtre accomplie dans la neutralité suédoise, elle se révèle dans les deux films d'Alf Sjöberg Tourments (1944) et Iris et le cœur du lieutenant (1946), qui ouvriront la piste bergmanienne (Ingmar Bergman, scénariste de Tourments, lui offre le premier rôle de Musique dans les ténèbres - 1948) et la piste anglaise (le succès britannique d'Iris et le cœur du lieutenant convainc Basil Dearden de pleinement la voir incarner le personnage de son long-métrage Frieda). Sa filmographie s'épanouit, se pigmente. À l'instar d'autres grandes actrices suédoises (Ingrid Bergman, Bibi Andersson, Ingrid Thulin, Harriet Andersson, Anita Björk, Anita Ekberg, Gunnel Lindblom, Liv Ullmann), elle traverse, embrasse, prend de vitesse, les tournages des années 50 et 60 de tous genres. Le point d'attache est bien le cinéma et sa façon précise, diablement ouverte. Elle duettise avec Tyrone Power, Dirk Bogarde, Richard Widmark, Richard Attenborough, Laurence Harvey, Peter Sellers (inhabituel Sellers dans On n'y joue qu'à deux de Sidney Gilliat - 1962) et apparaît parfois dans d'indémodables - parce qu'immédiatement tournillant le goût du jour bien marqué - séries (Destination Danger). En 1959, elle joue pour la trop oubliée réalisatrice anglaise Muriel Box dans son long-métrage La Vérité sur les femmes : ça n'a rien d'anecdotique. 

Mais ce sont les sept films de fiction qu'elle a réalisés qui libèrent furieusement la marque de son perçant regard. Mai Zetterling est l'une des très grandes cinéastes et ses films bien trop difficiles à voir. Cet été, quatre d'entre eux reprennent leur place sur le grand écran des salles de cinéma : trois des quatre films qu'elle réalisa en Suède dans les années 60 (Les amoureux, Jeux de nuit, Les filles) et son dernier en 1986 (Amorosa). Le cinéma comme moyen premier d'ardeur rebelle, d'échappée de la sexualité, de fracas contre l'hypocrisie de la famille, de charge implacable contre l'aliénation de la société consumériste et l'absurdité cruelle de la division de classes, d'éclairage inédit sur la condition des femmes et l’hégémonie masculine (sublime mise en perspective de Lysistrata d'Aristophane dans Les filles), d'observation des intrications, solitudes, touchers et détachements humains, d'humour aussi (que faire sans ?). Visuellement c'est sacrément insigne, inventif, empoignant. La complicité des actrices et acteurs est totale (Bibi Andersson, Ingrid Thulin, Anita Björk, Harriet Andersson, Gunnel Lindblom, Gunnar Björnstrand, Keve Hjelm, Naïma Wifstrand...). Le tempo est rigoureux mais l'idée échappe au temps et fouille à bras le corps dans les blessures de tous les présents en utilisant une impressionnante batterie d'éléments (il y a même un solo de batterie dans Jeux de nuit) pour assortir les secousses d'un futur déjà englouti. 

Il y a urgence à découvrir ou redécouvrir les films de Mai Zetterling. Elle nous avait découverts en temps. 

Article du 9 septembre 2007 sur le Glob

15.8.23

CHRISTIAN ROSE

Photos retrouvées : un trio furtif aux Instants Chavirés de Montreuil-sous-Bois : Tony Hymas, Noël Akchoté, Mark Mondésir et le trio d'Arto Lindsay avec Melvin Gibbs et Dougie Bowne, devenu l'espace d'un soir quartet avec Marc Ribot, au New Morning à Paris. On peut aisément imaginer que les guitares s'enflammaient de joie dans cette espèce de bout en bout en un espace réservé (sens indien), explosif et si bref, que Léonard de Vinci aurait eu bien du mal à quantifier. Les voyages interplanétaires sidérants peuvent, le temps de l'éclair, vibrer, l'air de rien, en une sorte de grotte ignorée par la foule. Les souvenirs sont vifs, constitution réelle de la vie des musiques chéries, de leur importance. Plus que les listes sélectives, passoires cruelles des loupés historiens, la somme de ces petits moments aux tailles astronomiques. Pour les saisir véritablement, un magnétophone errant parfois, capable de capter soudain ce qui s'avérera si définitif, mais aussi et peut-être surtout, l'œil photographique pour peu que le photographe soit mû par une curiosité en complète conjugaison avec la vie de ces lieux dérobés, qu'il saisisse la fringale fugitive. C'était le cas de Christian Rose, que l'on sentait si souvent présent en plusieurs endroits pour témoigner dans cette affaire qui aurait, un jour, sérieusement besoin de témoins. En attestent ces deux photographies (publiées dans Jazz Magazine n°454) qu'il sut saisir fin de l'an 1995.

En nos temps où le tout phototéléphonographié confère tellement à l'insensée plongée dans un oubli surdocumenté, quelques photographes se fraient encore un chemin dans l'intimité de la musique : Eric Legret, Christian Taillemite, Margaux Rodrigues, Jérôme Prébois, Jjgfree, Hélène Collon, Sergine Laloux, Jeff Humbert ou le musicien François Corneloup, pour n'en citer par exemple que quelques-uns, ou encore bien sûr, Jean-Marc Birraux puis Christian Ducasse, sortes de liants soutenus entre deux époques (ou trois ou quatre). Dans l'hier qu'on ne voudrait pas reléguer aux abîmes, notre apprentissage passait souvent par le caractère miraculeux de ces images rapportées grâce à un orchestre photographique identifié comprenant fréquemment Guy Le Querrec, Horace, Gérard Rouy, Thierry Trombert, Philippe Gras, Jacques Biscéglia, Marie-Paule Nègre et Christian Rose. Rose, justement, capable de multiples échappées, était apte à saisir discrètement, si justement souvent avant célébrité, Jimi Hendrix, Janis Joplin, les Ramones, Buddy Guy, Etta James, Chaurasia, Muddy Waters, Nina Simone, Snoop Dog, Chaka Khan, Karlheinz Stockhausen, Diana Ross, Macy Gray ou (vers chez nous) les Lonely Bears, Elvin Jones et Michel Doneda ou encore, entre des centaines d'exemples d'excitations rares de "tous les soirs sont des grands soirs", ce trio réunissant Tony Hymas, Noël Akchoté, Mark Mondésir et cette rencontre parisienne entre Arto Lindsay et Marc Ribot. Tellement présent, simplement présent.

Christian Rose a tenu une sorte de mémento photographique de soixante années, un lexique particulier aux traces imprimées dans quelques livres (Instants de Jazz - Éditions Filipacchi 1996, Jazz Meetings - Éditions du Layeur 2003, Zappa in France - Éditions Parallèles 2002, Black & Soul - Éditions du Layeur 2004) et plus encore dans des centaines de numéros de quotidiens et revues spécialisées ou non. Le jour du concert en solo de Biréli Lagrène à la salle Gaveau, le 7 mai 2022, là bien évidemment, il avait tenu à photographier Vincent Mahey, producteur de Solo suites (Peewee 2022) en compagnie amicale d'un autre producteur. Photographies d'histoires affectionnées qui établissent toute une vie. Christian Rose est parti dans un dernier déclic, le 11 juillet 2023. 

Photographies : Christian Rose - Jazz Magazine n°454


 

5.8.23

BOMBES VS BOMBE : OPPENHEIMMER ET LA JEUNESSE DU MONDE

"La propriété c'est le vol" est probablement la plus célèbre phrase de Pierre-Joseph Proudhon. Tout le monde sait ça, pas Christopher Nolan qui, dans son film approximatif Oppenheimer, l'attribue à Karl Marx comme idée maîtresse du Capital. Phrase que Marx avait d'ailleurs sévèrement critiqué. Même un scénariste-réalisateur d'Hollywood se prenant pour le dieu des machines n'est pas exempt d'un peu de cohérence, surtout lorsque des marxistes américains, membres ou proches du parti communiste, sont un des objets principaux de son film (la citation figure lors d'un dialogue supposé clé avec la psychiatre Jean Tatlock, amante d'Oppenheimer). Mais après tout, le cinéma - et celui d'Hollywood en bonne place - s'est souvent permis bien des écarts et malgré une charge de paresseuses erreurs ou d'inquiétantes révisions, en parvenant tout de même à suggérer un peu de substance comme on en cherche dans la vie. Le traitement grotesque d'un personnage aussi intéressant que Katherine "Kitty" Harrison (née Puening), devenue madame Oppenheimer - le temps (cinématographique) d'une balade à cheval, temps d'une grossesse et d'un divorce - en annonce l'impossibilité. Mais le pire est bien l'embrouille que constitue ce film aussi exténué et exténuant que prétentieux (cinéma du paraître), qui masque ses vides et son absence de propos pour faire mine avec ses effets de montage tape à l'œil (gymnastique des flash-back avec des flash-back dans les flash-back et des citations de flash-back dans les flash-back des flash-back), de son tape à l'oreille, de sa musique infernalement hyper présente tout le temps (et vraiment pas terrible) soulignant atomiquement chaque effet, chaque sentiment, chaque parole - sauf le temps de l'explosion, quelle trouvaille !!! -  en tentant de nous faire croire que le réalisateur se joue du cadre alors qu'au mieux il n'en fait bouillir que les rebords en carton pour en faire le carton pâte de ce film déguisé. Le feu nucléaire est lourdement présent dès le début et son atroce réalité s'en trouve évidée lors de l'inédite brutalité des bombardements nucléaires de Nagasaki et Hiroshima qui succèdent à l'essai "Trinity" dans le désert. S'en suit, jusqu'à l'éraillement, le procès-audition pour activités communistes. Le film ne sait plus comment raconter (dans le voisinage de ce sujet et par le cinéma, en 1991, Irwin Winkler avait fait autrement instructif avec La liste noire - Guilty by Suspicion). La scène de sexe rêvée devant les juges est particulièrement affligeante. Les acteurs et actrices sont probablement "parfaits", maladie terrible qui atteint souvent le cinéma ; seul Matt Damon sort de la convention "religieuse" de ce qui s'autoproclame "genre" et offre un peu d'épaisseur à son personnage (le lieutenant-général Groves). 

 Que peut-il arriver de pire au cinéma que de devenir son semblant ? Qu'il soit exhibé comme une ruine de luxe, incapable, désormais, de fendre le flot pour rejoindre les rives de la vie - une ambition première de plus d'un siècle ? Ce ne serait pas si grave si dans le cas d'Oppenheimer, il ne s'agissait d'un sujet aussi important lors de cette nouvelle période de surarmement. Oppenheimer est un film usant le passé en privant le présent. Il ne dit rien, n'éclaire rien, sauf sa propre étoile sur les pavés d'Hollywood. Sa propriété, c'est le vol.

Le présent et ses antécédents passés, on les sentira autrement mieux dans un autre film qui vient de sortir, Sabotage (traduction timide et passe partout - identique à un vieil Hitchcock de 1936 - du titre américain original How to blow up a pipeline) de Daniel Goldhaber. Ici aussi il est question de bombes, pas de celles qui ont la capacité de détruire l'humanité, non, d'autres qui cherchent à éveiller les consciences. Le film est une libre adaptation, ou plutôt s'appuie sur le livre - qui n'est pas une fiction -  de l'auteur suédois Andreas Malm publié en France sous sa traduction littérale Comment saboter un pipeline (ouvrage qui a connu les honneurs d'une citation par le ministre de l'intérieur le présentant comme une des sources d'inspiration des Soulèvements de la terre).

Le film pourrait se rattacher à un certaine tradition bien illustrée par les films de Sidney Lumet par exemple, où le choix du cinéma est la matière de la démonstration. Flash-back là aussi, classique certes, mais ouvrant la nécessaire trousse des motifs - la rencontre de l'autre -, et chaque actrice (Ariela Barer, Kristine Froseth, Sasha Lane, Jayme Lawson), chaque acteur (Lukas Gage, Forrest Goodluck, Marcus Scribner, Jake Weary), donne du sien. Tellement. Vivre ne peut pas être un souvenir. Dans la scène présentant le jeune indien Michael (Forrest Goodluck), on le voit défier un employé d'une compagnie non nommée mais qu'on saisit être une référence au Dakota Access Pipeline, puis il échange durement avec sa mère (Irene Bedard) sur l'insuffisance écorchée de la préservation patrimoniale face à la présente catastrophe ; s'impose une autre nécessité qui le conduit de Standing Rock aux champs pétroliers du Texas. La cadre du film est proportionnellement aussi restreint que celui de notre monde et son hors champ aussi vaste. Et c'est là qu'il se débat énergiquement, que sa parole trouve sa réalité, non comme "mode d'emploi" mais comme urgence de réflexion vers les multiples paysages.

• Oppenheimer de Christopher Nolan - sortie française en salle de cinéma le 19 juillet 2023

• Sabotage (How to blow up a pipeline) de Daniel Goldhaber- sortie française en salle de cinéma le 26 juillet 2023 dont la photographie ci-dessus est extraite

 




 

 

 


1.8.23

BONJOUR MONSIEUR COMOLLI de DOMINIQUE CABRERA

 

"Penser, c'est penser avec son contraire, sinon on ne pense pas (...) J'aime que le cinéma se heurte au réel et le réel n'est pas à ma disposition, je ne peux pas en faire ce que je veux (...) Il arrive que dans des moments de grâce, nous ayons l'illusion que c'est le cas, mais ça reste quand même des moments de grâce d'une part et une illusion d'autre part. En fait le réel résiste. D'ailleurs la preuve que le réel résiste, c'est que le réel ne produit pas de films".
 
Hiver 2021, printemps 2022, la cinéaste Dominique Cabrera rend visite à Jean-Louis Comolli durant les quelques mois qui seront les derniers de son existence (il nous quitte le 19 mai 2022). Elle est accompagnée d’Isabelle Le Corff (qui travaille à un livre sur Comolli) et de Karine Aulnette pour l'image. Les conversations, à la demande de Comolli, font l'objet d'un film, "non par désir, mais par besoin". Bonjour Monsieur Comolli offre les dernières marques et remarques de cet homme qui a si sensiblement su prononcer le cinéma comme la musique.
 

24.7.23

DE L'ORDRE...

 

"DE L'ORDRE, DE L'ORDRE, DE L'ORDRE". C'est nouveau. Ça doit être le retour de l'ordre nouveau.

21.7.23

ERNST-LUDWIG PETROWSKY

Photographies : Guy Le Querrec - Magnum  

Ernst-Ludwig Petrowsky & Sven-Åke Johansson dansant au son d'un souffleur de cornemuse du Bagad de Kemperlé et sous le regard de Lol Coxhill au Café de la Place à Chantenay-Villedieu le 5 septembre 1982

Johannes Bauer, Ernst-Ludwig Petrowsky, André Jaume et la Chantenaysienne, place du village, Chantenay-Villedieu le 5 septembre 1984

 

En 1982, le programme du festival de Chantenay-Villedieu annonçait Ernst-Ludwig Petrowsky et Günter Sommer. Cela avait été le résultat de moult démarches auprès de la Künstler-Agentur der DDR. La Künstler-Agentur à Berlin était l'agence qui décidait des voyages des artistes est-allemands à l'étranger et en recevait les honoraires. Aucun voyage n'était possible sans cette autorisation et les démarches s'avéraient kafkaïennes. Dans le bureau d'un magasin de vêtements chantenaysien au parquet craquant (ambiance fantasmée "guerre froide"), toute la journée de ce premier jeudi de septembre, puis du vendredi (on espérait encore décaler au lendemain), les coups de téléphones se multipliaient entravés par les complexités des langues (il aurait fallu mieux travailler son allemand à l'école, l'anglais n'étant pas ce qui était le mieux vu des officiers est-allemands), l'autorisation fut refusée. Un trio composé de Maud Sauer, Maarten Altena et Fred Van Hove joua à leur place. Mais tout est affaire d'apprentissage et une meilleure connaissance de l'écrasante bureaucratie est-allemande, au fond moins rationnelle qu'il n'y paraissait, permit à Ernst-Ludwig Petrowsky et Günter Sommer, ainsi qu'à d'autres, Conrad Bauer, Johannes Bauer, Ulrich Gumpert... de venir et revenir enfin dans le petit village du Maine. Sylvain Torikian et Nelly Le Grevellec, au Théâtre Dunois à Paris s'associeront à ces démarches et les visites, là comme ailleurs, devinrent régulières et nombreuses. Quelques disques pour nato en portent la trace 1.

De ce vent d'Est, Ernst-Ludwig Petrowsky était l'aîné ; surnommé "Luten", parfois rapidement acronymé ELP (musicalement, il ne pouvait y avoir de confusion avec Emerson, Lake & Palmer). On avait pu l'écouter sur les disques Amiga (label d'état est-allemand) : un disque éponyme en trio et sextet, le quartet Synopsis, le Retrospektive du Jazz-Werkstatt-Orchester et puis aussi sur les étiquettes ouest-allemandes MPS Clarinet summit, et surtout FMP : N Tango Für Gitti du Ulrich Gumpert Workshop Band, Just For Fun ou SelbViert du Ernst-Ludwig Petrowsky Quartet et le très chéri album Snapshot qui faisait l'effet d'une sorte de manifeste du jazz est-allemand aux formations diverses. Son amour d'Ornette Coleman (entendu sur une radio américaine) était patent (il a repris "Enfant", "Blues connotation", "Lonely woman", "To Welcome the day", "Forerunner", "Folktale", "Beauty is a rare thing"), transposé avec une grâce très caractéristique en un univers de ruches exceptionnelles. 

Avec sa compagne, la chanteuse Uschi Brüning, il grava pour FMP en 1986, dans le disque Das Neue Usel, le thème "Via Chantenay Villedieu" (qu'on retrouvera sur les albums Drei Propheten - Hommage an Klaus Koch - 2008 - et Ornette et cetera - 2012). Thème à l'émotion géographique faisant ressurgir ces moments aux altitudes de sources : un quartet épatant avec André Jaume, Jean Bolcato et Christian Rollet (qui rejouera à Dunois), et ce qui de nos jours s'appellerait une "Création" et qui était alors une merveilleuse surprise partie villageoise, le moment attendu de la place du village, le dimanche midi, avec Johannes Bauer, André Jaume et quelques membres de la Chantenaysienne, "Pavane". Musiques de véritables sens de l'orientation, de rapprochements à la physique aimante. La compagnie de Luten était des plus chaleureuses. Il est parti le 10 juillet, via Berlin.


1 Günter Sommer, Hörmusik Zwei - nato 49, François Méchali, Le grenadier voltigeur - nato 70, Sylvain Kassap, L'arlésienne - nato 109, Radu Malfatti et Quatuor à vant, Formu - nato 175, Günter Sommer et trois vieux amis, Ascenseur pour le 28 - nato 329, Ulrich Gumpert Erik Satie, Trois sarabandes et six gnossiennes - nato 410, Louis Sclavis, Rencontres - nato 500, nato all stars 5th anniversary, Alternate cake - nato 824