Ce son de cymbale, celui qui évoquait, qui incarnait, de suite une certaine pensée musicale, une façon de l'associer au langage du corps, ce son là, cette frappe, était éclatante dans le premier disque de John McLaughlin Extrapolation (1969, avec John Surman et Brian Odges produit par Giorgio Gomelsky). Le batteur c'était Tony Oxley. Cette langue, si première, si singulière de la batterie, qui danse tout dense et remue l'envie d'être, Tony Oxley en était fabuleusement éclairé. Batteur maison du club Ronnie Scott à Londres (bassiste Rick Laird), il avait pu la parler avec les tenants : Sonny Rollins, Stan Getz, Bill Evans, Pourtant l'année d'Extrapolation, était aussi celle où ce langage là était en pleine explosion et Tony Oxley en était un des participants (la même année avec Derek Bailey et Evan Parker, il créait la très novatrice maison de disques Incus). Le jazz est une perpétuelle histoire de sortie de rang, le free jazz explosait en grand écart et comme ça ne suffit jamais, un autre grand écart se dessinait en Angleterre, en Hollande, en Allemagne, où on inventait une autre liberté, une autre free music. Les anglais tiraient les premiers : Evan Parker, John Stevens, Derek Bailey, Eddie Prevost... et Oxley dynamitait son propre jeu en un sensationnel bouillonnement. Choqués, on ne tarderait pas à comprendre qu'il s'agissait de la plus naturelle des fidélités : le langage enrichi.
Ce langage là, il est un producteur qui l'a saisi d'emblée : Martin Davidson, en créant les disques Emanem en 1974. De suite, on fut secoué par des albums majeurs : le fabuleux double Duo d'Anthony Braxton - Derek Bailey*, l'évident Solo - Théâtre du Chêne Noir de Steve Lacy, le free marxisant un soupçon buñuelien The Gentle Harm of the Bourgeoisie de Paul Rutherford, et bientôt le si substantiel Beauvais Cathedral de Kent Carter. Martin Davidson avait déjà enregistré, pour Incus ou pour A Records, label furtif de John Stevens et Trevor Watts. Mais avec Emanem, il allait documenter d'extraordinaire façon, avec une opiniâtreté époustouflante, une sorte de tranquillité d'urgence, en 200 albums, une histoire de la free music (versant anglais tout le monde y est, mais aussi : Bobby Bradford, Ed Blackwell, Karl Berger, Milo Fine, Sophie Agnel, Michel Doneda, Paul Lovens...). Quand dans le numéro 59 de QRD, on lui demandait : "Dans 20 ans, pour quoi pensez-vous ou espérez-vous que votre label sera connu ou qu'on s'en souviendra ?", la réponse était à l'image de cet immense artisanat : "Pour avoir été l'une des meilleures présentations de l'improvisation libre."
Dans un entretien avec le journal Les Allumés du Jazz en 2001, le compositeur Antoine Duhamel répondait à cette autre question : "Dans La chanson de Roland de Frank Cassenti, il y a une étonnante ouverture de contrebasse ?" "Oui, il y a huit contrebasses dont le premier pupitre est Jean-François Jenny-Clark et il y avait François Méchali, Patrice Caratini, Jean- Paul Céléa, quatre classiques, quatre jazz…". La chanson de Roland était, avec Salut, voleurs ! et L'affiche rouge, l'une des trois fictions de long métrage tournées par le réalisateur Frank Cassenti dans les années 70 du XXe siècle. Trois films affirmant une liaison finement prononcée entre l'image animée, le texte dit et la musique aussi fortement pensée que sentie : le cinéma en vérité. Frank Cassenti n'était alors pas seulement cinéaste, mais aussi musicien, bassiste du Fusion Jazz Quartet (avec le saxophoniste Jean-Marie Brière), un orchestre que l'on entendait, par exemple, dans la fameuse rue Dunois lors de soirées parfois films et musiques où Pierre Clémenti venait faire un tour, et qui publia un album en 1984 (New, JMB records). En 1980, il réalisa Aïnama « Salsa pour Goldman », où se forgeait une idée autre d'un cinéma-musique qui entend le monde, le montre. Beaucoup de films ensuite (avec Archie Shepp, Sun Ra, Carlos Maza, Tony Hymas...) au cœur de ce grand sujet, cette idée résistante. Un festival aussi à Porquerolles, créé avec son compère d'Oléo, le réalisateur Samuel Thiébaut. "Tout ce que j’entreprends n’est qu’un moyen d’aller à la rencontre de l’autre, pour échanger et comprendre le monde dans lequel nous vivons et le transformer pour mieux vivre ensemble."
Frank Cassenti nous a quittés le 22 décembre, Martin Davidson le 9 décembre et Tony Oxley le 26 décembre. Leurs lumineuses extrapolations sont là. Infiniment.
• Photographies :
Tony Oxley par Guy Le Querrec lors de l'édition "Ai confini tra Sardegna e jazz" le 5 septembre 2003. Duo Cecil Taylor-Tony Oxley
Martin Davidson @ Vortex
Frank Cassenti par Guy Le Querrec (ils ont un long parcours commun) lors du tournage de Le Testament d'un poète juif assassiné d'après Elie Wiesel. Autour de Cassenti, la co-scénariste Michèle Mercier et l'acteur Wojciech Pszoniak.