Lorsqu'un critique musical choisit de défendre un disque, cela n'engage que lui et c'est énorme car il s'engage. Ainsi, il partage, suscite, excite la curiosité du lecteur n'hésitant pas du coup à aller voir ailleurs si il y est. Cette façon a souvent, pendant de longues années, assisté à bon escient le développement de la musique, pas en plein accord ni en sainte harmonie, mais en effusion collective.
Le choix personnel a petit à petit été récupéré, militarisé
(1) imposant un choix plus large (lire "plus restreint") qui, au mieux, ne rejoint que l'exposition en catalogue, au pire, la réécriture de l'histoire, son
écrémage, l'affirmation des couloirs, la fermeture des portes.
La mode, la nécessité économique, le grand nettoyage de la mémoire, la digitalisation de la pensée, le rangement ordonné, la fin des débordements, le rejet du hors-cadre, l'assurance tous risques des sentiments distingués concourent à cette simplification de l'historique.
Il n'est plus guère de possibilité de numéro d'une revue musicale sans que la partie la plus en vue (la seule qui finira par être lue) présente non pas un choix, ou une somme de choix, mais une version définitive de ce qui a été ou même de ce qui pourrait être ("
les futurs grands noms"). Les 10 meilleurs ceci, les 50 indispensables cela, les 100 essentiels ceci-cela (les 99 pour faire fantaisie ou les 101 pour faire dalmatien) sont devenus la règle (on a même eu, le plus sérieusement du monde, en l'an 2000, les 100 disques capitaux du 20ème siècle)
(2). Le lecteur en mal, non plus de critique et donc d'échange, de point de vue, d'avis, mais de guide commercial tout carré, de démocratie surgelée, ne s'étourdira pas en recherche personnelle, il fera confiance aveugle et pratique. Comme l'électeur, le lecteur, aime qu'on décide pour lui. Du moins, c'est ce qu'on croit (ce fameux "on").
Le numéro de décembre de la revue Jazz Magazine-Jazzman n'échappe pas à la règle et présente son classement des "101 CD essentiels" des chanteuses de Jazz. 101 ouvrages souvent évidemment magnifiques. La raison invoquée file le pas free son : il faut
distinguer les chanteuses car, nous dit-on, elles ont sauvé "
les départements jazz" des "
crises successives" (on comprendra aussi du même coup, la presse spécialisée). Le jazz serait-il devenu, par
crises successives, façon économico-cadastrable? Ce pourrait faire l'objet d'une étude. Et si tel est le sujet, bien ingrat alors de n'y pas faire figurer Norah Jones, sans doute l'emblème de ce sauvetage
in extremis. Il y a de la réforme dans l'air et seulement de la réforme, le jazz a pourtant su nous apporter bien plus. Pour améliorer le confort du lecteur, la revue divise cet inventaire en catégories de chanteuses : "historiques" (l'histoire s'arrête en 1993), "oubliées" (par qui ?), "audacieuses" (écoutez la différence), "rétro-modernes" (le "rétro-moderne" commence en 1995, la suite de l'histoire sans doute), "soul-sisters" (2 pages), "cool et blanches" (2 pages, pas de jalouses), "chanteuses originales" (fourre-tout de 1976 à nos jours). Poètes, vos papiers !
Pas de quoi frapper la queue d'un castor, direz-vous, d'autant que la plupart de ces disques sont vraiment excellents et qu'on est heureux même de voir que Jay Clayton, Patty Waters ou Susanne Abbuehl n'ont pas été
oubliées, de s'amuser ci-et-là d'une touche d'originalité, d'un léger dérangement : par exemple, au chapitre "Les oubliées", Rose Mary Clooney dans
Blue Rose, son duo avec l'orchestre d'Ellington, album souvent honni des amateurs du Duke.
Cette sélection, où l'on sépare les noires et les blanches (exigence du confort du lecteur sans doute), réalisée après avoir "
écrémé l'impressionnante production parvenue dans les
bureaux ces dernières années", n'est plus affaire de choix mais d'
écrémage définitif (les essentielles). Ce n'est pas du chipotage, il y a bien une différence, demandez à n'importe quel spécialiste des produits laitiers.
Christine Jeffrey, Julie Tippett, Maggie Nicols, Tamia, Annick Nozati, Moniek Toebosch ont représenté à des moments importants dans le développement du jazz moderne (ou de la musique héritée du jazz) une reconsidération de la voix, une démarche authentique alliée à celle qui poussait les héraults de la free music européenne - Evan Parker, Peter Brötzmann, Han Bennink, Willem Breuker, John Stevens, le Spontaneous Music Ensemble, Maarten Altena - à un bouleversement considérable ! Les femmes s'affirmaient là autrement que comme objet du désir, mais comme partie de la matière sonore et politique. Christine Jeffrey figurait sur la première production ECM ; Tamia impressionnait les esprits à Châteauvallon avec le Michel Portal Unit en 1972 ; Julie Tippett (ex Julie Driscoll, magnifique
soul sister blanche) expérimentait dès les prémices de la free music avec John Stevens, Carla Bley ou Keith Tippett ; Maggie Nicols vocalisait avec Johnny Dyani, Dudu Pukwana ou le Feminist Improvising Group (qui aurait droit de cité ne serait-ce que par ce qu'il représentait) ; Annick Nozati, transformait la démarche de ses
prédecesseurices avec sa propre expérience ; Moniek Toebosch dramatisait, ironisait avec cet esprit si particulier du jazz hollandais. Bref, ces chanteuses qui ont ouvert une voie
essentielle à laquelle se rattachent toujours de jeunes bardes ne figurent aucunement dans cette liste. Un pan d'histoire disparaît. Une femme, une voix ! Please.
Exit aussi Adelaïde Hall, Etta Jones, Lena Horne, Diane Schuur, Carol Sloane, Doris Day, Joya Sherrill, Fontella Bass, Josephine Baker, les grandes chanteuses de blues comme Ida Cox, Alberta Hunter, Bessie Tucker (historiques, oubliées, audacieuses, originales et soul sisters) ou Colette Magny pour ne citer que quelques effacées de la colonne officiellement "Oubliées". Il ne peut y avoir de place pour tout le monde direz-vous. Nous devons nous battre pour une place possible pour tous. Eric Dolphy et Don Cherry comptent autant que John Coltrane et Ornette Coleman. Il est important de s'en souvenir.
Le tour de la question ne se fera pas en installant les unes et les uns dans un petit train touristique (même avec rébus), abandonnant les autres sur le quai de l'oubli destructeur. Le tour de la question n'existe pas, l'Arche de Noé non plus.
Jean Rochard (qui aime les chanteuses)
(1) militariser, c'est supprimer le choix de chacun pour privilégier ce qui sera, arbitrairement et par le choix de quelques-uns réputés spécialistes, bon pour tous
(2) Voir à ce propos la lettre adressée au journal Le Monde par la commission Solidarité des Allumés du Jazz dans le Journal des Allumés du Jazz No 2 - 2ème trimestre 2000
Couverture du disque de Moniek Toebosch : I can Dance Claxon Records 81-8 - 1981